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concession ou une diminution de l’autorité impériale, c’est par amour pour l’autocratie, pour la fortifier en la débarrassant de ce qui la souille et la compromet, en la délivrant d’une ingrate besogne et de vulgaires soucis, en la ramenant dans son domaine naturel, la sphère des intérêts généraux, pour laisser aux populations, aux provinces, aux villes, aux communes le soin des intérêts locaux.

Le pays (zemlia) s’administrant lui-même sur place (mèstno) avec un tsar autocrate à sa tête, telle est la formule de l’école, aujourd’hui plus puissante que jamais, qui prétend personnifier les traditions et les aspirations nationales. Pour elle, les libertés provinciales et communales, loin d’être un empiétement sur l’autocratie, peuvent seules la consolider et la faire durer[1].

Je ne chercherai pas ici ce qu’il peut y avoir d’inexpérience et d’illusion dans cette théorie moscovite. Une chose certaine, c’est qu’elle a des partisans sincères, intelligens, zélés, et dans l’intérêt du pays comme du souverain, il est désirable qu’elle soit une bonne fois mise à l’épreuve des faits. Si chimérique que nous puisse sembler une pareille combinaison, de liberté et d’absolutisme, c’est la dernière chance de l’aristocratie, l’unique moyen de prolonger son existence, en s’accommodant aux besoins du pays.

Les incertitudes, les lenteurs du pouvoir sont pour lui plus redoutables que les conjurations de ses ennemis. Il lui faut à tout prix sortir de la crise actuelle, et, pour en sortir, il doit porter la main simultanément au faîte et à la base de l’administration impériale. En dehors de réformes, atteignant en haut les organes supérieurs du gouvernement pour y mettre au moins de l’ordre et de l’unité et renouvelant en bas les ressorts usés de l’administration bureaucratique pour leur substituer l’initiative locale et le contrôle de la société, il ne reste aux Romanof que deux alternatives : — le maintien plus ou moins déguisé, plus ou moins honteux d’un statu quo énervant, universellement décrié, manifestement condamné, qui mine sourdement l’état et la dynastie et qui finirait par rendre inévitable ce qui, hier encore, semblait le moins vraisemblable, une révolution ; — ou bien une grande diversion extérieure pour laquelle la Russie n’est prête ni diplomatiquement, ni financièrement, ni militairement, une héroïque aventure au bout de laquelle l’empire pourrait rencontrer le démembrement, sans peut-être échapper à la révolution ou à une période de confusion et d’anarchie analogue aux grands troubles du XVIe siècle.


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.

  1. Cette thèse a été naguère soutenue avec un incontestable talent, dans la Rous de Moscou, par M. Aksakof et ses amis.