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voyagerait en Europe, quand il plairait à Erneste de revenir à Milan.

Or ce médecin, nommé Agénor, était un philosophe matérialiste, et les philosophes matérialistes sont sujets comme les autres aux faiblesses de l’humanité. Seulement il avait sa théorie. — « L’adultère, est une chose très simple ; la physiologie ne l’interdit pas, bien plus, elle le conseille, car c’est le seul remède indiqué par la nature pour cette maladie sociale qui est le mariage, à la condition pourtant que le mari n’en sache rien. S’il le sait (fragile et imparfaite comme est toujours notre organisation), il en aura du chagrin, chagrin égoïste si vous le voulez, mais sacro-saint, et celui qui sciemment cause du chagrin à l’un de ses semblables, celui-là commet une gredinerie. » Telle était la doctrine du docteur Agénor, et voilà comment dans le pays du humour, on n’a pas besoin d’être mauvais sujet pour faire des sottises ; on y arrive parle raisonnement : matérialiste, par une opinion physiologique ; spiritualiste, par la rhétorique de l’idéal. Tout chemin mène à Rome, aussi le docteur résolut-il d’y aller, convaincu qu’il ne ferait aucune peine à Léonard.

Il trouva Erneste à la campagne, en train de donner la becquée à des pigeons. La conversation s’engagea sur les oiseaux et sur leur langage. — « Croyez-vous, demanda Erneste, que l’homme seul parle pour se faire entendre et que les oiseaux ne crient que pour s’assourdir mutuellement ? Je gage que non. — La gageure est gagnée, répondit le docteur. Les hommes et les oiseaux sont des scories animées par leur mère commune, et la nature, même quand elle paraît marâtre, est une mère impartiale ; le poulpe même, qui vit cloué sur son écueil, doit trouver dans sa vie contemplative de vives satisfactions qui ne sont qu’à lui. Il a réduit toute la science à cette formule unique : Accroche tout ce qui passe à la portée de tes bras et jette-le dans ta bouche. Observez le sens profond de cette maxime qui, en peu de mots, résume le but de la vie et le moyen d’y arriver. Le poulpe a les habitudes du philosophe casanier, mais malheureusement le philosophe casanier n’a pas autant de bras que le poulpe. » Partant de là, le docteur navigua en pleine eau sur ses idées : l’homme n’est pas le roi de la création, la nature s’inquiète peu de cette royauté, tous les êtres sont égaux devant elle. Philosophie, science ou art, lubies phosphorescentes, nous ne sommes pas ici pour cela. — « Pourquoi y sommes-nous donc ? demanda Erneste. — Pour un motif occulte qui vous échappe, et pour un motif avoué qui est… qui est… l’amour. » Dans une autre occasion, le docteur aurait dit : la reproduction de l’espèce, mais ici le mot n’était pas en situation. C’est ainsi que tout chemin mène à Rome. L’entretien continua sur ce ton, le docteur s’échauffa un peu, devint pressant, lança la maxime qui suffisait à sa moralité : « jouir sans faire de