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avions perdu un fils ! » J’y pensais, et je me rappelais dix mères désespérées, un père poussé à la folie, un autre au suicide par un malheur pareil, et je concluais avec le plus grand sérieux que, pour ne pas voir mourir un fils, la seule précaution conseillée par l’expérience était de ne pas le voir naître. Et je me frottais les mains, et je riais, et j’étais content, et je sentais que je rendais contente aussi la compagne de ma vie en ne mettant entre nous et notre bonheur qu’un désir vif, un désir modeste : le premier client. — O le premier client ! .. Je l’attendais du matin au soir, je compulsais mon code pour être prêt à tout événement, je pliais mes papiers en dossier, je plaidais en rêve ; je voyais le patient, à chaque mot du métier, ouvrir des yeux comme des fenêtres, et je le traînais de tribunal en tribunal, et j’accumulais devant lui, pour alléger sa bourse, des liasses de papier timbré. Un incident me tira tout à coup de ce somnambulisme extatique.

« Mme Évangéline souffrait : depuis une semaine, elle ne mangeait presque plus et se plaignait d’un certain malaise. « Ce ne sera rien, » disait-elle, et je répétais pour la consoler : « Ce ne sera rien. » Mais un matin, elle s’éveilla tout à fait malade. « 0 Dieu ! pensai-je, si elle allait me mourir ! » et je descendis pour appeler un médecin célèbre qui roulait carrosse et gagnait en un jour tout mon revenu d’un mois. Pendant qu’il montait, je pensais qu’il faudrait le payer ; mais bah ! pour le moment, il s’agissait de sauver mon Évangéline. Avant d’entrer, je fus tenté de dire à cette illustration : « Par charité, sauvez-moi mon Évangéline ! » Ce qui me retint, ce fut une certaine dignité virile que je voulais garder, même dans le malheur. Le médecin examina ma femme, lui fit certaines questions auxquelles elle répondit en balbutiant ; enfin, il se mit à rire et déclara que ce n’était rien. « Il n’y a pas de danger ? demandai-je d’une voix tremblante. — Non, monsieur, au moins pour le moment. » Et le docteur me tira dans un coin pour me dire avec un certain air malicieux : « C’est à vous de donner la nouvelle à madame… — Serait-il possible ? — Effectivement. » Au lieu de reconduire le médecin jusque sur le palier, comme c’était mon intention, je crois bien que je le jetai à la porte ; après quoi, sans même la fermer, je courus au chevet de ma malade : « Sais-tu comment s’appelle ta maladie ? Le sais-tu ? Veux-tu le savoir ? — Comment ? dis-le-moi. — Elle s’appelle Auguste. » Évangéline me jeta ses deux bras autour du cou et me couvrit de baisers en me disant entre ses larmes : « Je comprends pourquoi je me sentais t’aimer davantage. C’est que nous étions deux à t’aimer. »

Est-il encore en France beaucoup de cœurs assez frais pour