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produisent dans le système nerveux ou dans la substance grise, tout cet ensemble de faits étant des signes absolument muets pour qui n’a pas déjà quelque notion de la chose signifiée.

Avec quelle vigueur supérieure d’analyse Stuart Mill réfutait ces prétentions de la philosophie positive, dont il se séparait avec éclat sur ce point capital ! Quand même, disait-il, il serait démontré (et dans l’état actuel, cela ne l’est pas) que tout état de conscience a pour antécédent invariable quelque état particulier du système nerveux, et spécialement dans sa partie centrale, le cerveau, il reste incontestable qu’on ignore en quoi consistent ces états nerveux dont on parle toujours comme si on les connaissait. Nous ne savons pas et nous n’avons aucun moyen de savoir en quoi l’un diffère de l’autre. Nous n’avons même d’autre manière d’étudier leurs lois de succession et leurs coexistences que d’observer les successions et les coexistences des états d’esprit dont on les suppose les générateurs, les causes. Au rebours des prétentions de la psychologie cérébrale, rien n’est mieux établi que l’impossibilité actuelle où nous sommes de déduire les phénomènes intellectuels ou moraux des lois physiologiques de l’organisation nerveuse. Toute connaissance réelle que nous en pouvons avoir ne peut se prendre que dans une étude directe par l’observation mentale. Il existe donc, bien certainement, une science de l’esprit distincte et séparée. « C’est une erreur très grande, très grave en pratique, conclut Stuart Mill, que le parti-pris de s’interdire les ressources de l’analyse psychologique et d’édifier la théorie de l’esprit sur les seules données de la physiologie. Si imparfaite que soit la science de l’esprit, je n’hésite pas à affirmer qu’elle est beaucoup plus avancée que la partie correspondante de la physiologie, et abandonner la première pour la seconde me semble une infraction aux véritables règles de la philosophie inductive[1]. » Depuis M. Littré ou à côté de lui, bien des tentatives ont été faites en Allemagne, en Angleterre et en France, pour ramener toute la science de l’esprit à la psychologie cérébrale. Il me paraît que dans cette voie on n’a guère avancé et qu’on en est toujours aux espérances illimitées en faveur de la nouvelle science, aux dédains injustifiés et aux épigrammes vieillies, aux assertions sans preuve et aux programmes infaillibles. On ne sort pas de là.

Sur la constitution de la science morale, nous aurions à constater le même échec. M. Littré, avec ses instincts supérieure, sa haute culture, ses mœurs austères, ses nobles habitudes, devait être et fut, en effet, un des penseurs les plus sincèrement préoccupés des conditions et du sort de la morale dans le monde transformé par le positivisme. Il lui eût été insupportable de voir compromettre ou

  1. Stuart Mill, la Logique, chap. IV.