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comme j’avais renvoyé les autres, et depuis lors, moi qui étais né pour l’amour, je vis seul. Le spectacle de l’égoïsme humain a fermé toutes les portes de mon cœur. Heureux ceux qui ne pensent pas ! Moi je pense, et je crains la goutte. Je peux l’ajourner par le régime, mais elle me prendra tôt ou tard, comme elle a pris mon père et mon aïeul ; c’est une maladie de famille. Aussi me suis-je regardé dans mon miroir. J’y ai vu que je pourrais me faire illusion à moi-même ; je ne porte pas plus de quarante-cinq ans ; les cheveux qui me restent sont presque noirs ; la barbe, il est vrai, serait blanche, mais je la raserai tous les matins. Je sens que je pourrais faire encore le bonheur d’une femme. Après tant d’années de veuvage, on ne m’accusera pas de frivolité sentimentale : il me faut une femme qui ait mission de m’aimer. J’entends que mon choix soit déterminé par une complète indifférence de cœur. Juger, choisir bien réellement, voilà le difficile. Dans un premier mariage, c’est presque impossible ; on s’aventure alors dans un jeu de hasard. Mais à la seconde épreuve, on est plus sage. Je connais plusieurs jeunes filles, mais toutes ont dans la tête un petit roman où je ne saurais jouer le rôle principal, quant aux veuves que je connais, elles sont laides et vieilles. Ma femme sera jeune et belle ; pour qu’elle m’aime avec le temps, il suffira que je devienne aimable, j’apprendrai des vieillards cet art inconnu aux jeunes gens… »


Ici s’arrêtent les notes empruntées au journal de Marc-Antoine, et l’auteur continue le récit que nous allons suivre en hâtant le pas. Le professeur se fit raser, acheta des bottines vernies et passa chez le tailleur, puis il envoya aux journaux l’annonce suivante : « Invito al talamo : Invitation au mariage. Un monsieur d’âge convenable (di buona età), à son aise, de bonne santé, de figure non déplaisante, s’unirait en mariage avec une demoiselle ou une veuve qui n’aurait point passé la trentaine, qui fût de bonne famille et d’humeur modeste ; on ne réclame aucune dot. Adresser les demandes à I. O. (Io, moi, d’où le litre de la nouvelle), poste restante à Milan. » Très fier de son idée, — parce que la femme qui accepte un mari d’un journal doit être une femme sûre, point romanesque, sans araignée dans le cerveau, apportant en dot un jugement solide, — Marc-Antoine, rasé, coiffé, verni de frais, attendit impatiemment les sollicitations. Elles se firent attendre ; enfin, le lundi suivant, il en vint trois à la fois et, de plus, un journal. Le professeur s’enferma chez lui à double tour avec le journal et les trois lettres. Le voici dans son harem. La première lettre portait des conditions : on ne voulait pas d’un mari vieux, impotent, sourd ou bigle, ayant de fausses dents ou une perruque. La deuxième lettre, qui pouvait