Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 51.djvu/456

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

contemporains n’en profiteront peut-être pas. Ce sera pour nos petits-enfans que nous aurons travaillé.

Les Berbères, laborieux cultivateurs des oasis de l’Oued-Rir, comprennent les bénéfices qu’ils retireront de la présence d’un chemin de fer, et ils s’intéressent avec une véritable passion à tout ce qui concerne rétablissement d’une voie ferrée. Le cheik d’une de ces oasis m’exprimait toutes les craintes qu’il avait de voir le chemin de fer passer à quelque distance de son domaine, et, en manifestant ses craintes, il avait presque des larmes dans les yeux.

Ces habitans de l’Oued-Rir méritent d’être respectés et protégés. Ils semblent avoir réuni les qualités des deux races ; plus intelligens que les nègres, ils sont plus laborieux et plus dociles que les Arabes. Au point de vue anthropologique, on serait tenté de croire qu’ils résultent de croisemens entre les Arabes et les nègres. Leur teint est beaucoup plus foncé que celui des Kabyles et des Arabes du littoral, mais ils n’ont pas les cheveux laineux et les lèvres épaisses comme les nègres de l’intérieur. Propriétaires du sol et d’un jardin qu’ils cultivent, ils sentent les bienfaits de la paix, et redoutent la guerre, qui, chez eux comme chez nous, est synonyme de destruction et de pillage. Comme jusqu’ici il n’y a pas eu de colonisation européenne, et que l’autorité française s’est bornée à leur assurer la paix et à diminuer la somme énorme d’impôts qu’ils payaient à leurs anciens maîtres, ils se sont attachés à l’autorité française, qui ne les a encore qu’incomplètement délivrés de l’oppression des nomades, et qui leur paraît juste et bienfaisante.

Certes, il ne faudrait pas exagérer leurs qualités ni leur attribuer des vertus dont ils sont à peu près dépourvus. Leur qualité principale est la patience. Mais n’est-ce pas une vertu inférieure, quand elle n’est pas fécondée par l’activité ? Quant à leur fidélité, elle est subordonnée à leur intérêt et ne persistera que tant qu’elle leur paraîtra plus avantageuse que la rébellion. Avant tout, ils sont attachés, par suite d’une incurable routine, aux traditions séculaires dans lesquelles ils ont vécu. Nul esprit de progrès, nul désir de mieux faire, de chercher à réaliser une amélioration, nulle tentative pour sortir de l’ornière où se sont traînés leurs ancêtres depuis des siècles. Leur esprit n’est pas dépourvu de finesse ; mais il manque de ces deux grands moyens d’action qui sont comme l’apanage des nations européennes, la curiosité et l’audace. Tels ils sont aujourd’hui, tels ils étaient sans doute autrefois au temps d’Abraham ou d’Omar. Aussi ne voit-on nulle diversité ; les mœurs sont toujours les mêmes. Qui a vu une oasis peut se faire une idée exacte de ce que sont toutes les autres oasis. Mêmes plantations, mêmes jardins, mêmes costumes, mêmes mœurs ; on serait presque tenté de dire, mêmes hommes.