Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 51.djvu/471

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de quelqu’un ou au détriment de quelque chose. La cruauté n’est un vice qu’autant qu’elle est destructrice de ce sentiment de respect de la vie humaine qui fait le lien social. La débauche n’est un vice que parce qu’elle est destructrice de ce sentiment de respect de soi-même qui fait la dignité de l’individu. Mais les héros de M. Zola ne sont pas vicieux, ils ne sont qu’en dehors de l’humanité. Leur inconscience d’eux-mêmes, leur placidité dans l’ignominie, leur continuité d’intempérance ou de grossièreté les marquent au signe de la bête. Quiconque est la proie d’une passion sans intermittence ni sursaut, ou seulement l’esclave d’une habitude sans interruption ni réveil, est une brute. Et le romancier manque de sens moral, en même temps que de sens psychologique et de sens littéraire, qui ne le comprend pas. Car c’est le sens moral entendu de la sorte, — c’est le sens moral considéré comme un pouvoir intérieur qu’il s’agit de détruire, — c’est le sens moral envisagé comme un ennemi dont il faut que la passion triomphe pour arriver à ses fins, — c’est le sens moral traité comme un adversaire qui ne peut être vaincu que par la volonté, — qui donne à la représentation du vice sa valeur esthétique. L’immoralité dans l’art, comme on l’entend d’ordinaire, prise du côté de l’objet, c’est-à-dire du côté du modèle et de la nature de l’œuvre, n’est guère pour nous qu’un mot : c’est du côté de l’artiste qu’il faut la prendre, et mesurer ce qu’il a personnellement de sens moral, c’est-à-dire d’intelligence du rôle de la moralité dans la vie humaine.

Je souhaiterais à M. Zola d’acquérir ce sens qui lui manque. Mais je doute fort qu’il s’en soucie, et je doute, s’en souciât-il, qu’il réussît à l’acquérir. En attendant, c’est bien à ce manque de sens moral que tiennent ce manque de psychologie, comme ce manque de goût et d’esprit, comme ce manque d’indulgence, comme ce manque de finesse qui le caractérisent. Il a d’ailleurs, — et je n’hésite pas plus à le reconnaître après qu’avant Pot-Bouille, — la simplicité de l’invention et même quelquefois l’ampleur, il a la force, et quoi qu’on ait insinué, je crois qu’il a la foi. Ce sont encore bien des choses. Mais ne craignez-vous pas qu’en cela semblable à tant d’autres, et si l’on regarde en quel temps nous vivons, ce soit surtout à ses défauts qu’il doive ses succès, l’Assommoir ses quatre-vingt dix-sept, et Nana ses cent seize éditions ?


F. BRUNETIERE.