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que le désenchantement inséparable d’une fin de carrière aussi tourmentée n’eut pas chez lui cette empreinte dristesse résignée que nous lui voyons chez Wilhelm.

Ce n’est là cependant que l’homme extérieur ; pouvons-nous atteindre aussi l’homme intérieur, saisir l’unité psychologique de ce mobile esprit à la fois sceptique et superstitieux, royaliste et complaisant aux idées républicaines, conservateur et indulgent aux sociétés secrètes ? Oui, cette unité existe, elle est dans une disposition très marquée de son tempérament qui s’accorde d’ailleurs à merveille avec la vie aventureuse dont nous venons de tracer l’esquisse, c’est-à-dire un penchant au romanesque qui est chez lui aussi fort qu’il l’ait jamais été chez aucun homme. Nodier était romanesque, non pas comme tant d’autres par fausse direction de l’esprit ou passagère fermentation de telle période de la vie ; non, il l’était plus profondément, il l’était de chair et de naissance, intus et in cute ; il l’était par l’âme, le cœur et les sens, il l’était comme on est ivrogne ou voluptueux, avec excès, avec délire, avec frénésie, une frénésie qui s’est mainte fois approchée de la folie. Ce penchant avait chez lui toute l’ardeur d’une passion et toute la ténacité d’un vice, l’âge n’y fit rien, ni l’expérience, ni l’étude : romanesque il fut du premier au dernier jour de sa carrière ; aussi peut-on dire en doute vérité que peu d’hommes ont été aussi fidèles que lui à leur nature. Voilà le principe et le lien de toutes ses productions, l’esprit qu’il porte partout, dans la religion, dans la politique, dans l’érudition même, comme dans les choses de l’imagination et du sentiment. Réfléchissez à tout ce que la passion du romanesque, poussée à un tel degré, contient d’amour de l’exception, de dépit contre la logique, de regret que l’impossible ne soit pas le vrai, de joie devant tout démenti donné à la raison et tout soufflet donné au sens commun, de préférence pour tout ce qui est accidentel et inexpliqué, et vous aurez le secret des contradictions de Nodier, Voilà pourquoi ce royaliste regarde la politique par le soupirail de cave des sociétés secrètes, vraies ou imaginaires, pourquoi ce conservateur s’engoue si aisément pour les déclamations les plus antisociales, pourquoi ce mystique ne pénètre dans la religion que par la porte basse de la superstition, pourquoi enfin ce spiritualiste amis dans les choses du sentiment tant de fièvre physique et écrit quelques-uns des livres les plus maladifs et les plus sensuels de ce siècle maladif et sensuel.

Le penchant est des plus dangereux ; et cependant Nodier sut si bien lui échapper que peu de personnes ont songé certainement à s’apercevoir de ce caractère de sa nature. Si excessif qu’il fût, ce penchant au romanesque n’a pas une seule fois renversé le délicat équilibre où l’esprit de Nodier réussit toujours à se maintenir ; jamais