Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 51.djvu/500

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

montagnards bons et serviables ; ce lieu est le plus beau et le plus heureux de la nature. J’essaierais en vain de le décrire : il faudrait pour cela la plume de Thompson ou de Gessner, les crayons du Poussin, il faudrait plus encore. Ces masses de rochers contemporains de la création, ces pics élevés dans les nues et sillonnés par le tonnerre, ces glaces éternelles qui, resplendissent de tout l’éclat de l’arc-en-ciel et dont les cristaux polis reflètent les rayons du soleil sans en être dissous, ces sapins sinistres qui balancent dans un ciel pur leur tige élancée et les cyprès qui courbent sur les bocages leur chevelure tumulaire, ces grottes mystérieuses qui se prolongent en sinueuses cavités, ces monticules qui se hérissent de pointes aiguës et ces précipices qui ne laissent point apercevoir de fonds, ce silence imposant qui n’est troublé que par le murmure d’un oiseau de mort ou par la chute d’une cascade, ce formidable appareil des orages, ce trouble-saut de la nature qui se prépare à une grande secousse, l’aspect de ces nuages qui s’amoncellent lentement, se groupent en cintre autour du ballon, vomissant sur la campagne des déluges de feu, tout cet ensemble des plus horribles beautés me ravit, me transporte, m’élève hors de moi-même, et je sens que mon âme devient grande comme la nature.


Songez que cela a été écrit au courant de la plume, d’une main hâtive, et vous comprendrez à quel point le talent de la phrase était inné chez Nodier. Toute cette correspondance est de ce ton. Le style épistolaire souffre, dit-on, les négligences, mais ce n’est point Nodier, correct jusque dans l’abandon, qui aurait donné lieu de formuler cette observation. Dans son Discours de réception à l’Académie, Mérimée prétend avoir retrouvé cet art de la phrase dans les essais d’écolier de Nodier, et ces lettres de l’adolescence ne sont pas pour démentir son allégation.

Les lettres qui suivent nous montrent Nodier à Paris pendant le séjour qu’il y fit à diverses reprises de 1800 à 1804, et nous permettent de le surprendre dans le flagrant délit de cette exagération par enthousiasme qui fut son défaut le plus habituel. Par exemple, nous l’entendons s’estimer heureux de pouvoir s’approcher de tous les colosses de la littérature. Chateaubriand mis à part, ce mot de colosses vous paraîtra peut-être un peu fort pour les talens littéraires de l’an 1800, qui, même en y comprenant Marie-Joseph Chénier et son honnête persécuteur Michaud, le bon Ducis et le vilain Lebrun-Pindare, sont tous de taille assurément fort mesurable ; mais, comme toute ferveur de néophyte se paie toujours par un peu d’excès et qu’il faut passer quelque chose à l’enthousiasme que la célébrité a le privilège d’inspirer aux jeunes gens, cherchons un autre exemple. En voici un qui nous dira tout en une fois. Nodier