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et en vigueur sur un fond plat de peinture japonaise. Les jambes du bûcheron ? cherchez-les. Il est certain qu’il n’y a pas de jambes dans ce pantalon vaporeux et inconsistant comme de la fumée, et qu’on distingue à peine, confondu avec l’herbe et les troncs d’arbres. Certains primitifs ont figuré des anges ayant seulement une tête et une paire d’ailes. Ainsi est le père Jacques : il ne repose pas, il plane. La petite fille qui l’accompagne est peinte dans le même système. La tête bien étudiée, et d’une facture moins précieuse que la face du vieillard, attire le regard par ses glacis luisans ; — d’ailleurs elle ne tourne pas ; — mais la robe bleu pâle rentre dans la toile. Les mains sont modelées fermement, presque avec largeur, mais les pieds laissés à l’état d’ébauche, bien qu’ils soient exactement sous le rayon visuel, ne paraissent pas appartenir à l’enfant. C’est le mépris de toute harmonie dans l’ensemble et le caprice de l’exécution érigés en principes. Le décor représente la pente d’un coteau boisé ; le sol se couvre d’herbes et de fleurettes minutieusement peintes brin à brin. Par l’absence complète de perspective aérienne, les troncs des arbres qui cependant poussent les uns derrière les autres semblent tous sur le même plan. On appelle M. Bastien-Lepage « le maître du plein air. » C’est sans doute par antiphrase, car ce qui manque surtout à ses tableaux, c’est l’air qui donne aux plans leur succession, marque leurs dégradations et les fait s’éloigner dans la profondeur optique. Devant cette chinoiserie, on aura beau parler de la « lumière diffuse, » de la « sincérité, » et autres inventions, — qui viennent de loin, — de la nouvelle école, on ne nous convertira pas, Nous soutiendrons toujours que même en plein air, même dans on bois, la différence des plans est visible, les hommes sont distincts des troncs d’arbres, et les jambes ont le même relief que le corps. Nous prétendons que, lorsque la tête d’un individu nous apparaît si nettement que nous remarquons les poils des sourcils, le plissement du front, les rides des joues et les commissures des lèvres, nous devons distinguer aussi les détails du costume, les plis de l’étoffe qui accusent la structure des jambes, les dépressions du cuir usé des souliers qui montrent la forme des pieds. Nous n’admettons pas que tenir dans l’ébauche la partie inférieure du corps, afin de donner artificiellement plus de valeur et de saillie au buste et à la tête dénote un peintre bien sincère. Pour le sentiment, nous n’en trouvons aucun dans cette face béate et grimaçante, pas plus que dans cette attitude grotesque qui a prêté à toutes les plaisanteries. Millet disait : « Il faut savoir faire servir le trivial à l’expression du sublime. » NOUS voyons bien le trivial : qu’on nous montre le sublime.


HENRY HOUSSAYE.