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seule chose qui existe, ce sont les vibrations des corps sonores ; si personne ne voit la lumière ou la couleur, la seule chose qui existe, ce sont les vibrations de l’éther. En un mot, il est établi par la science et reconnu par le nouveau défenseur du réalisme, par M. l’abbé de Broglie, que la nature tout entière est recouverte par nous de couleurs et animée par le son. Voilà déjà un monde bien différent de celui que reconnaît le sens commun.

En est-il autrement pour les sensations auxquelles M. l’abbé de Broglie accorde une objectivité absolue, à savoir les sensations du toucher ? Nous avons déjà fait remarquer que M. l’abbé de Broglie s’exagère l’infaillibilité du toucher ; ce sens n’est pas plus que les autres à l’abri de l’erreur. Accordons qu’il soit le sens vérificateur par excellence ; lui-même a besoin de la vérification des autres sens ; et quoiqu’il puisse se vérifier lui-même, ce n’est dans ce cas, après tout, que le toucher habituel qui soumet à son jugement le toucher accidentel : il n’y a pas là d’objectivité absolue. Si nous considérons en outre les données du toucher en elles-mêmes, on accordera que le plus grand nombre d’entre elles sont précisément au nombre des plus subjectives et se confondent presque avec les sensations organiques qui n’ont rien de représentatif : ces sensations, température, démangeaisons, piqûres, frissons, etc., ne nous apprennent absolument rien sur l’existence et les propriétés des corps. Arrivons donc aux qualités véritablement objectives révélées par le toucher, à savoir la solidité et l’étendue. Pour la solidité, il est certain que nous ne la connaissons que par la sensation de résistance qui est liée à la sensation d’effort. Il nous est aussi impossible de nous représenter une résistance sans nous représenter un effort que de nous représenter un effort sans résistance. Or l’effort est un fait essentiellement subjectif. Impossible, par conséquent, de concevoir la solidité et la résistance dans la matière sans lui prêter un effort plus ou moins semblable au nôtre, c’est-à-dire sans la spiritualiser et la subjectiver dans une certaine mesure. D’un autre côté cependant, peut-on comprendre l’effort sans lui supposer quelque terme matériel ? Un esprit pur serait-il obligé de faire effort pour soulever un poids ? L’acte interne de la volonté qui est l’acte essentiel de l’esprit doit-il se confondre, comme l’a cru Biran, avec l’effort musculaire qui est l’acte d’un esprit joint au corps ? Ainsi notre représentation du matériel suppose quelque chose de spirituel ; et notre représentation du spirituel suppose quelque chose de matériel : cette réciprocité, cette double dépendance ne semble-t-elle pas indiquer que nous n’avons affaire qu’à un point de vue relatif et subjectif, et non à un point de vue absolu ? Élevons-nous plus haut : on nous accordera sans doute que Dieu connaît la matière telle qu’elle