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son rapport avec l’objet qui le produit, il est une manifestation ; le phénomène est un moyen terme entre le sujet et l’objet : il suppose et exige à la fois l’un et l’autre. S’il n’y avait pas de sujet, rien n’apparaîtrait ; s’il n’y avait pas d’objet, rien ne se manifesterait. Dans le phénomène, l’âme sent quelque chose d’elle-même, mais elle sent aussi quelque chose de l’objet, et il ne faut pas dire que ce ne soit rien parce que ce n’est pas tout, et même parce que ce n’est pas l’intérieur de la chose ; mais c’est quelque chose qui a rapport à cet intérieur, qui en est l’expression et qui est pour nous la seule manière d’être en rapport avec un objet. Dira-t-on que nous ne savons rien des autres hommes parce que nous n’avons jamais pu pénétrer dans leur intérieur et les connaître en eux-mêmes ? L’amant qui entend la voix de la personne aimée ne perçoit-il pas par là l’âme de sa maîtresse, quoiqu’une âme, prise en elle-même, n’ait pas de voix, et quoique cette voix ne soit qu’un son matériel qui pourrait à la rigueur être produit et imité par un phonographe ? Mais cette voix est imprégnée d’âme, quoiqu’elle ne soit pas une âme ; elle est ce que nous pouvons percevoir d’une âme ; et si, par un prodige impossible, l’âme toute nue pouvait nous apparaître tout à coup telle qu’elle est en soi, peut-être nous causerait-elle plus d’épouvante que de joie.

Non-seulement le phénomène se rapporte à l’objet, puisqu’il en est l’expression, mais il y tient d’une manière encore plus intime par les lois qui le régissent. Comment Kant a-t-il pu dire que les lois de la nature ne sont que les lois de notre esprit ? Pourquoi le phénomène, qui est la manifestation de l’objet, ne serait-il régi que par les lois du sujet ? pourquoi l’esprit serait-il le législateur de la nature s’il n’en est pas le créateur ? Mais Kant n’a jamais voulu aller jusqu’à cette extrémité : jamais il n’a dit, comme Fichte, que c’est le moi qui pose le monde. Pour lui, les sensations sont quelque chose de donné, comme il s’exprime ; la matière de la connaissance est donnée ; nous la subissons, nous ne la produisons pas. S’il en est ainsi, comment les phénomènes peuvent-ils se produire dans l’ordre qu’exigent les lois de notre esprit ? C’est, par exemple, une loi de notre esprit, suivant Kant, qu’un phénomène soit toujours déterminé par un autre phénomène qui précède et qui est toujours le même. Comment se fait-il que la cause inconnue qui fait apparaître les phénomènes se donne la peine, pour nous complaire, de toujours produire le phénomène a avant le phénomène b ? Comment la sensibilité qui, suivant Kant, est radicalement distincte de l’entendement (c’est un point fondamental dans sa doctrine) subit-elle les lois de l’entendement ? Sans doute, c’est un besoin de mon esprit que tout phénomène ait une cause. Mais s’il n’y a pas de