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on pourrait même soutenir que ce n’est pas son office, et l’absoudre de ce chef si, de temps à autre, à défaut de courage, elle ne faisait preuve de témérité. De ci, de là, elle s’aventure jusqu’au scandale, pourvu qu’il soit spécieux et profitable ; mais de s’exposer au danger, au danger tout franc, digne, honorable, elle n’en a cure. Elle n’aime d’honorable que la sécurité. Elle est le musée de l’art dramatique ; elle en est le Louvre et même le Luxembourg ; elle ne s’interdit pas les œuvres nouvelles : les œuvres neuves seulement lui répugnent, comme le vin de l’année aux personnes délicates. Voyez le peu qu’elle a fait pour les auteurs contemporains, j’entends pour ceux qui ont chance de représenter ce temps devant la postérité ; voyez le petit nombre de pièces qu’elle a reçues d’eux, et lesquelles. L’Étrangère et la Princesse de Bagdad sont les seuls ouvrages de M. Dumas fils qui aient eu l’honneur d’être représentés pour la première fois sur cette scène ; M. Sardou, avant Daniel Rochat, n’était pour les sociétaires que l’auteur de la Papillonne ; M. Gondinet, après un acte, a laissé dix années s’écouler pour faire jouer Christiane, et, depuis, on ne l’a pas revu ; quant à MM. Meilhac et Halévy, qui n’ont fait, comme chacun sait, que l’Été de la Saint-Martin et le Petit Hôtel, on s’explique malaisément leur renommée européenne : il est vrai qu’ils ne sont l’un et l’autre que chevaliers de la Légion d’honneur, mais c’est encore trop ; ils devraient se contenter d’être officiers d’académie.

M. Augier, justement, a été le moins maltraité de nos maîtres par cette prudente personne qui se nomme la Comédie-Française. Elle a su accueillir l’Aventurière, les Effrontés, le Fils de Giboyer, Maître Guérin. Mais où donc, je vous prie, s’est jouée la Ciguë ? où donc Philiberte ? où donc surtout le Gendre de M. Poirier, le Mariage d’Olympe et les Lionnes pauvres ? où donc, enfin, Madame Caverlet ? La Ciguë, refusée à l’unanimité par MM. les sociétaires, fut jouée à l’Odéon ; Philiberte au Gymnase ; au Gymnase encore, le Gendre, ce chef-d’œuvre ; au Vaudeville le Mariage, les Lionnes et Madame Caverlet. Il est vrai que la Comédie-Française peut mettre en balance l’Homme de bien, Gabrielle, — dont le succès ne m’intimide pas, — le Joueur de flûte, — qui ne vaut pas la Ciguë, — et Diane, qui ne vaut pas grand’chose. Les sociétaires ont des remords qui les servent mal : la Ciguë refusée, ils prennent l’Homme de bien ; Madame Caverlet éconduite, ils accueillent les Fourchambault. Dieu sait cependant quelle différence entre les deux pièces, — car Dieu connaît le Fils naturel, qui suffisait avant les Fourchambault, et qui suffit encore après. — Madame Caverlet, au contraire, était et demeure une pièce neuve, si neuve que la Comédie-Française n’ose encore l’accepter.

N’ayez crainte, elle l’acceptera ; elle la recevra du Gymnase, comme elle a fait de Philiberte et du Gendre de M. Poirier, — de Mercadet aussi