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je regrette infiniment qu’ils n’aient pas joué le Trésor  : cela empêche-t-il qu’ils aient raison de jouer Service en campagne ? Que signifie cette distinction entre les amateurs et les gens du métier ? Elle est tout à fait moderne et parfaitement arbitraire. Si l’on me dit que le théâtre, plus que tout autre genre, exige une certaine expérience technique, et que, d’ordinaire, ceux qu’on nomme des amateurs n’ont pas cette expérience : d’accord ; mais nommerons-nous amateurs tous les débutans ? Nullement ; on ne traita pas d’amateur l’écrivain qui rédige dans un journal la chronique du boulevard ou le courrier de la Bourse et qui parvient à faire jouer sa première pièce : on le reconnaît, celui-là, pour homme du métier. Ainsi de tous ceux qui vivent de leur plume ou sont réputés en vivre ; on désigne pour amateurs, et partant suspects, ceux qui sont censés vivre ou de leur patrimoine, ou d’une autre industrie que les lettres, — puisqu’en ce temps les lettres ne veulent plus être qu’une industrie. Est-ce raisonnable ? est-ce même habile ? En rejetant les « gens du monde » dans les limbes des « amateurs, » les gens de théâtre et généralement les gens de lettres donnent à entendre qu’eux-mêmes ne sont pas du monde ; et pourquoi n’en seraient-ils pas ? Vous me direz qu’en effet ils n’en sont pas, au regard, de certaines personnes, et qu’ainsi leur intolérance n’est qu’une manière de représailles : cela prouve qu’il y a dans le monde de sottes personnes ; tant pis pour elles ! mais que leur sottise n’excite pas l’émulation des gens de lettres ! Il y a de bons ouvrages et de mauvais, voilà la vérité ; des auteurs pleins d’expérience et des auteurs novices : il n’y a pas des amateurs » et « des gens du métier. »

S’il existe pourtant une différence de condition entre la plupart des écrivains qu’on range dans la première catégorie et ceux de la seconde, est-ce une raison pour repousser obstinément ceux-là ? Bien au contraire. « La littérature française, écrivait, et s temps derniers, un critique allemand, est d’une allure plus libre et plus mondaine que la nôtre… En Allemagne, depuis l’abaissement de la bourgeoisie aisée et de la noblesse indépendante, c’est-à-dire depuis trois siècles, l’activité intellectuelle a été abandonnée aux pasteurs et aux professeurs. » Une littérature de gens de lettres et rien que de gens de lettres, n’est guère plus souhaitable pour nous que de professeurs et de pasteurs : il n’est pas mauvais que, d’aventure, aux critiques de la vie se mêlent quelques vivans. Faut-il d’ailleurs qu’un ouvrage soit condamné parce qu’il est fait pour le plaisir, pour « l’amour de l’art ? » En ce sens, le nom d’ « amateur » serait un beau titre, et c’est ainsi qu’un jour, à cette place, je l’ai réclamé pour Musset. Les anciens ne s’inquiétaient pas de ces distinctions malséantes et ne craignaient pas un poème, ni même une pièce de théâtre faite pour l’agrément tout pur, animi causa. Il se peut qu’en l’espèce, les sociétaires de la Comédie-Française aient été