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séparé ; chacun de leurs baisers se prolongera douloureusement comme s’il était le baiser d’adieu. La mort elle-même deviendra l’auxiliaire de cet amour que ses menaces ont rendu si profond, et puisqu’il ne peut avoir pour lui le temps, il prendra par elle possession de l’éternité. Cette aspiration d’un cœur passionné qui se sent la puissance de créer l’immortalité à ce qu’il ne peut retenir d’une seconde, cette confiance invincible qui dit toujours là où la fatalité dit jamais, sont exprimées avec une véritable éloquence dans les suprêmes conversations au lit de mort de Thérèse. Le sentiment spiritualiste de l’union des âmes par l’amour est très particulier à Nodier, et il est à peine un de ses récits où on ne le retrouve ; ce qu’il y a ajouté dans Thérèse Aubert et ce qui en fait la nouveauté propre, c’est le charme cruel et la séduction poignante qui naissent de l’opposition entre celle de nos passions qui nous rattache le plus à la vie et qui représente le plus essentiellement la vie, et la mort sous une des formes les plus odieusement tragiques qu’elle puisse revêtir.

Les ouvrages qui suivirent appartiennent à un genre bien différent, le genre fantastique ; toutefois, ils nous éloignent beaucoup moins qu’il ne semble de la restauration et des sentimens qui furent propres à cette période. Au moment où Nodier eut l’idée de l’acclimater chez nous, le fantastique était fort à la mode par toute l’Europe. Dans la bizarre et amusante littérature qui en était sortie, on pouvait distinguer deux courans bien distincts, l’un ancien et l’autre nouveau, qui répondaient aux passions respectives de l’époque. Il y avait d’une part le fantastique lugubre de création anglaise, bourré de violens préjugés protestans et de véritables superstitions sur la religion et les mœurs des peuples du Midi, le fantastique dont autrefois Horace Walpole avait donné par manière de jeu le premier modèle dans le Château d’Otrante, qui avait fait ensuite le succès d’Anne Radcliffe, avait établi définitivement sa fortune avec le Moine et les contes de Lewis et avait enfin atteint son apogée avec Maturin dans Melmoth, ou l’Homme errant, le chef-d’œuvre du genre. Mode absurde, direz-vous peut-être ; si elle fut absurde, je me permettrai de faire remarquer qu’elle ne fut rien moins que passagère. En plaçant la date de sa naissance à la publication du Château d’Otrante et celle de sa fin en 1820, époque où parut Melmoth, nous trouvons que son règne a duré sans interruption plus d’un demi-siècle. Durant ce long intervalle, les plus illustres talens avaient subi son influence. Walter Scott n’a-t-il pas avoué ce qu’il devait à Lewis, et ne vous souvient-il pas de la fantaisie qu’eurent un jour lord Byron et mistress Shelley d’écrire en commun des histoires effrayantes, fantaisie qui, du côté de lord Byron,