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Bouilhet, Lambert, Enfantin pour interlocuteurs, c’était plus qu’il ne fallait et je n’étais pas à plaindre. Cependant, vers le printemps, des hirondelles semblaient battre de l’aile en moi ; le chant des bateliers du Nil murmurait dans mes souvenirs ; quand soufflait le vent du sud, je levais la tête et je humais l’air comme pour sentir l’odeur des syrtes et des sables infinis. Je passais des journées couché sur les cartes de Caillaud, je remontais le Nil au-delà de Khartoum, je m’engageais sur le fleuve Bleu et je m’en allais dans la presqu’île de Méroë. Je luttais contre ce désir qui m’emportait vers les berges de la rivière Astaboras ; j’aurais voulu franchir la frontière abyssinienne, gagner les pays de Gondar et de Choa, causer avec les chrétiens de Saint-Jean et voir face à face le terrible Négus, dont on commençait à parler. Il me semblait que j’avais besoin de me retremper dans la vie sauvage et de dormir encore sous les étoiles. J’eus quelque peine à ne pas mettre à exécution ce projet ; j’y renonçai cependant, car il n’eût été, en somme, qu’une perte considérable de temps, à un âge où il faut déjà commencer à être avare de ses heures : Eheu, fugaces labuntur anni ! Mais pour me récompenser de ce que j’appelais un sacrifice, je gravis le Simplon, je descendis en Italie et j’allai m’installer à Venise, au quai des Esclavons, en face de la lagune, avec la verdure du Lido, tout au fond.

Aux jours de fête, la bannière jaune et noire de l’Autriche flottait au sommet des mâts de Saint-Marc, à moins que, malgré les sentinelles, quelque agile marinier de Malamocco n’y eût arboré le drapeau d’Italie. La ville était triste et la vie y était douce. Rien n’était changé ; je retrouvais ce que j’avais vu quatorze années auparavant lorsque, venant de Constantinople, j’y étais arrivé un matin à l’heure où le soleil se levait. La Gloire de Venise, l’Enlèvement d’Europe de Véronèse, les toiles de Palma Vecchio et du Titien me ravirent comme autrefois, et comme autrefois j’estimai que la Vierge de Jean Belin est un inestimable chef-d’œuvre. Je m’intéressais aux Tiepolo ; j’avais contemplé tous ceux que garde la ville, depuis le Portement de croix, qui est à Sant’ Alvise, jusqu’à l’Antoine et à la Cléopâtre du palais Labbia ; j’allai sur la Brenta afin de voir, dans la villa Cordini-Pisani, la grande fresque représentant l’arrivée d’Henri III à Venise. Cette villa, qui appartenait au gouvernement autrichien, avait été donnée au général Grabowski, un des lieutenans de Radetzki pendant le siège de Venise. Le général y était mort ; dans un parterre attenant à la villa, on lui a élevé un tombeau autour duquel on a planté des lauriers. C’était un paysan qui me guidait ; je lui dis « Qu’était-ce que ce général Grabowski ? » Le paysan me répondit textuellement ceci : « Era galantuomo, ma senza lettere : C’était un honnête homme, mais sans littérature. »