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aux plus solides, et il ne s’apercevait que l’instabilité était en lui ; il ressemblait à un homme qui croirait que les objets remuent, tandis que c’est lui qui a un tremblement involontaire. Souvent je l’ai revu arpentant mon cabinet à grands pas, m’expliquant ses projets dont le but paraissait se déplacer de lui-même, se lamentant ou s’égayant sans cause apparente, se trouvant dépaysé dès qu’il n’était plus à Paris et n’y pouvant rester, ayant dans l’esprit quelques tendances mystiques qui le poussèrent vers la franc-maçonnerie, dont il fut le grand-maître en Italie, s’oubliant des journées entières à causer et se rappelant tout à coup qu’il était attendu à un rendez-vous d’affaires depuis plusieurs heures, tendre, démonstratif, serviable, toujours pressé et toujours inexact. C’était le type de l’homme à projets. Malgré son intelligence et son instruction, qui était étendue, il n’a jamais réussi à rien ; sa route ressemblait au chemin d’un labyrinthe ; Ariane ne lui avait pas remis le fil conducteur, et le pauvre homme, tournant sur lui-même, refoulant sa voie, tâtonnant les murs, finissait par arriver au fond d’une impasse. Pendant la commune, Frapolli était à Versailles. M. Thiers le chargea de s’aboucher avec La Cécilia et de lui offrir une somme d’argent considérable en échange de l’abandon d’une des portes de Paris. La Cécilia fut inflexible. La défaite de la France, les crimes de la commune frappèrent Frapolli de stupeur. Ses projets se multiplièrent, devinrent de plus en plus diffus ; il y eut de l’incohérence dans ses pensées, le regard était souvent immobile comme fixé sur des choses invisibles, la tristesse augmentait, le cerveau ne concevait plus que des rêves ; la folie accourut et, par bonheur, la mort la suivit de près.

Rien, lorsque j’étais à Naples avec lui, ne faisait prévoir que tant de facultés se perdraient dans les brouillards de la démence et que ce causeur alerte tomberait dans le sommeil de l’âme qui est fait de nuit et de silence. Son plus grand plaisir, alors, était d’aller voir Alexandre Dumas et de se retremper dans la quintessence même de l’esprit français. J’étais un des familiers du petit palais de Chiatamone, où Dumas était installé fort modestement, dans des chambres pauvrement meublées, et non pas au milieu d’un prétendu luxe royal qu’on lui a reproché parce que la médisance est le premier besoin des niais. Dumas avait alors soixante ans, et jamais son éternelle jeunesse n’avait été plus apparente. Sa haute taille, sa carrure et sa force, son visage toujours souriant, sa large tête couronnée de cheveux crépus et grisonnans, son empressement à plaire, sa poitrine profonde et sa ferme démarche lui donnaient l’apparence d’un Hercule bon enfant. Comme les géans qui connaissent leur force et craignent d’en abuser, il était doux. Jamais je n’ai surpris en lui, je ne dirai pas un signe de colère, mais un geste d’impatience.