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un homme dont tous les sentimens étaient élevés. On a été injuste pour lui ; comme il avait énormément d’esprit, on l’a accusé d’être léger ; comme il produisait avec une facilité inconcevable, on l’a accusé de gâcher la besogne, et, comme il était prodigue, on l’a accusé de manquer de tenue. Ces reproches me semblent misérables. Il n’était point ennuyeux, point pédant, point avare, j’en conviens et je ne me sens pas le courage de lui en faire un crime. Dumas avait une générosité naturelle qui ne comptait jamais ; il ressemblait à une corne d’abondance qui se vide sans cesse dans les mains tendues ; la moitié, sinon plus, de l’argent gagné par lui a été donnée ; lorsque sa bourse était vide, il empruntait ; dire qu’il a été spolié est inutile, les tribunaux ne l’ont laissé ignorer à personne. Je me rappelle avoir été, en 1853, visiter la maison qu’il s’était fait bâtir sur les coteaux de Marly et qu’il avait baptisée du nom de Monte-Christo. Le jardin était petit ; la maison n’avait rien d’excessif ; c’était une façon de villa comme celles que les marchands modestes font élever lorsqu’ils abandonnent leur négoce ; les chambres étaient simples, assez grandes au premier et au second étage. Tout en haut, sous le toit, une chambrette avec une table où reposait un pupitre couvert de velours rouge, taché d’encre : c’est là qu’il travaillait, manœuvre infatigable, tout le jour, une partie des nuits, pendant que le reste du « palais de Monte-Christo, » comme disaient les bonnes langues, était livré aux amis, aux amies, aux oisifs, aux curieux et aux parasites. En voyant la maison déserte et démeublée, le jardin rongé par les mauvaises herbes, j’eus un sentiment d’amertume. Quoi ! cet homme qui de sa cervelle a tiré de quoi amuser, de quoi instruire nos générations, et la France et l’Europe et le monde entier, n’a pas pu conserver la demeure qu’il aimait et où il ne réservait pour lui que la place nécessaire à sa table de travail ! Il était imprudent, je le sais : il ne plaçait pas ses bénéfices à 10 pour 100 ; il n’était pas à l’affut des affaires ; il ne répondait point par de bons conseils aux malheureux qui vers lui tendaient les mains ; il ne rationnait pas les amis qui s’asseyaient à sa table, toujours trop étroite ; je le sais, je le sais et ça mérite châtiment, mais, néanmoins, il est pénible de penser que l’écrivain qui a renouvelé les formes théâtrales, qui a donné aux romans historiques une valeur inconnue jusqu’à lui, ait été chassé de sa maison par les huissiers et par les recors. Il ne s’est jamais arrêté ; il a été le juif errant de la plume et il n’avait pas toujours cinq sous dans sa poche, car il s’escomptait, donnait, dépensait d’avance, et, malgré son énorme labeur, n’a jamais pu combler le trou qu’il avait creusé pour les autres plus encore que pour lui-même. Qu’il ne se soit pas trouvé,