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palais d’Eros et de Psyché, Apulée envie le bonheur de ceux qui peuvent fouler aux pieds les merveilleux pavemens composés de pierres précieuses : Vehemenler iterum ac sœpius beatos illos qui super gemmas et monilia calcant ! Prudence, emporté par son lyrisme, prête une âme aux joyaux qu’il voit resplendir sur les parois, Sidoine Apollinaire oublie presque de nous parler au sujet représenté pour s’extasier devant des scintillemens qui rivalisent avec ceux du saphir. Cette évocation des gemmes n’était d’ailleurs pas toujours une image poétique ; il existe des mosaïques dans lesquelles on a poussé le luxe jusqu’à employer des fragmens de lapis-lazuli, d’agate, de nacre.

Dans ce genre de peinture, le prix de la matière première n’est égalé que par celui de la main-d’œuvre : c’était une supériorité de plus aux yeux d’une époque avide de tout ce qui était rare, curieux ou cher. Il n’existe pas de technique plus lente, plus minutieuse. Aujourd’hui même, à l’atelier du Vatican, malgré son assortiment de vingt-cinq mille nuances, l’exécution d’un des grands tableaux destinés aux basiliques de Saint-Pierre ou de Saint-Paul exige presque une vie d’homme : la copie du Couronnement de la Vierge, d’après Raphaël, a occupé de 1863 à 1874 quatre artistes habiles. Quelle patience le mosaïste n’était-il pas forcé de déployer à une époque où, dédaignant de recourir aux pâles de couleur fabriquées de toutes pièces, il s’ingéniait à rendre les carnations les plus délicates avec des marbres fournis par la nature ! A cet égard, les chiffres résultant de l’examen de la mosaïque de Palestrine ont leur intérêt et leur éloquence : pour composer cet ouvrage, qui mesure 78,624 onces carrées (1 once carrée équivaut à 9 centimètres carrés), il a fallu assortir, taitler, assembler, six ou sept millions de fragmens de marbre : on y compte, en effet, jusqu’à quatre-vingt-seize fragmens par once carrée.

L’engoûment général ne fit que croître en raison des difficultés. On se flatta d’égaler, avec des matières minérales, la souplesse du pinceau ; on considéra ces tours de force comme le but suprême de l’art. De pareilles illusions ne sont pas rares dans les siècles où l’inspiration faiblit, où le goût se corrompt. Ne voyons-nous pas aujourd’hui encore les savans tapissiers des Gobelins, les non moins doctes mosaïstes du Vatican, mettre toute leur gloire à imiter, avec des matériaux en apparence rebelles, les chefs-d’œuvre de la peinture à l’huile et à reproduire dans leurs copies jusqu’aux défectuosités, jusqu’à la patine des originaux ? Dans l’antiquité, ces tours de force avaient le privilège d’émerveiller, de passionner toutes les classes de la société ; on cria au miracle à la vue de ces prodigieux trompe-l’œil. Un grave auteur, Sénèque, n’hésite pas à accueillir une des fables ridicules qui prirent