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REVUE DRAMATIQUE

Torquemada, drame en 1 prologue et 4 actes, en vers, de Victor Hugo ; Paris, 1882. Calmann Lévy.

Récemment, un major qui se sentait devenir sénateur, M. Labordère, écrivait de sa garnison aux conseillers municipaux de Paris qu’il serait heureux de s’asseoir « entre Victor Hugo et Barodet. » S’il a eu le loisir, pendant une séance du sénat, de feuilleter ce drame annoncé depuis longtemps et qui vient de paraître en librairie, Torquemada, M. Labordère a dû ressentir une étrange déception : ce n’était pas là ce qu’il attendait du voisin de M. Barodet. Torquemada, par Victor Hugo, en 1882, ce devait être un spectacle, — à ravir M. Paul Bert, — des cruautés de l’ancien régime à peine trois siècles avant la révolution, un pamphlet dialogué contre les crimes du saint-office, une diatribe théâtrale contre le cléricalisme, un « musée des horreurs » fait pour animer le peuple à la haine des congrégations.

Or il se trouve que ce drame est une apologie de Torquemada ; — combien singulière, nous le verrons tout à l’heure, mais courageuse et nette jusqu’à la témérité, jusqu’à l’invraisemblance. Et cette apologie se produit au moment où l’auteur, dans des lettres publiques, déclare qu’en ce temps-ci même barbarie et religion sont synonymes et que le christianisme livre en Russie sa dernière bataille contre la civilisation ! En vérité, c’est à confondre le sens d’un officier, même supérieur, et d’un sénateur, même voisin d’un maître d’école : M. Labordère n’y doit rien comprendre, il faut que nous secourions sa raison. Aussi bien, la chose est simple pour nous, qui ne sommes que d’humbles gens de plume et n’avons point d’épée à briser.

Victor Hugo, lorsqu’il s’adresse à M. Meurice ou au tsar, fait acte d’homme politique ; lorsqu’il écrit un drame, il redevient homme de lettres. Les lettres ont cette vertu qu’elles communiquent à qui les aime la paix de l’âme et la sérénité : devant elles, l’homme de parti ne peut demeurer partial ; par un effet de leur charme, il quitte l’idée