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Comment ! sous les yeux du lecteur passeraient les faits coupables ou vertueux, les grands hommes ou les criminels, sans qu’un mot de l’écrivain vînt indiquer la valeur de chacun d’eux et l’estime qu’il mérite, sans que l’écrivain paraisse ému des forfaits ou des grandes actions qu’il raconte ! Le lecteur peu à peu s’habituerait à lire froidement ce que l’écrivain aurait raconté froidement ; bientôt s’effacera la distinction du bien et du mal ; l’histoire, comme une loi menaçante l’aura faite, ne sera plus qu’une œuvre immorale et le passé ne pourra plus servir de leçon à l’avenir. Remarquez la marche que suivent les idées ! On commence par interdire d’apprécier, on punit le blâme, on finira par punir l’éloge, par interdire de louer les grands hommes. On arrive à ce temps où, selon Tacite, on punit de mort l’écrivain qui loue Helvidius ou Thraséas et on livre ses écrits aux flammes ! Voilà où l’on arriverait avec ce principe, que l’historien qui raconte véridiquement n’est pas libre pour l’appréciation des faits qu’il raconte.

Mais on se récrie : voyez donc ! On va troubler la cendre des morts ! Dans la plainte, on répète quatre fois : Vous allez frapper la pierre du tombeau ; vous portez atteinte à la tombe. Rejetons toutes ces figures. Le pieux asile de la tombe reçoit également la dépouille de l’homme vertueux et du criminel. On n’a jamais entendu qu’elle les mît à l’abri des justices de l’histoire. L’histoire veille, raconte, est juge impartiale, même en face du tombeau. On appelle cela de la calomnie, c’est la vérité qui se fait jour, qui éclate. On ne vit surtout de la vie publique qu’à cette condition. Du moment où vous y entrez, vos actes, vos paroles, vos actions bonnes ou mauvaises, n’ont pas seulement une influence sur votre temps et sur vos contemporains. Vous disparaissez. L’action que vous avez exercée dépasse les limites de votre vie. Votre souvenir sert encore de leçon, il excite encore des haines ou des sympathies, il appartient à l’histoire de dire si l’éloge ou le blâme, doit s’attacher à votre nom.

Non, l’histoire ne peut être utile ne doit être conservée qu’à la condition d’être libre, et l’homme public doit savoir, il est bon qu’il sache qu’il n’a pas seulement à se préoccuper de l’opinion de tous ceux qui l’entourent opinion trop souvent égarée, trop souvent factice, trop souvent injuste. Il est bon, quel qu’il soit, qu’il sache qu’après lui, en dehors de toutes ces influences locales, bien au-delà de toutes ces passions contemporaines, il y aura une justice, la justice de la postérité ; elle ne s’exerce que par la voie de l’histoire libre ; ne supprimez pas ce grand encouragement pour les bons, ce salutaire effroi pour les méchans.

Ainsi, tenons-le pour certain, la vérité avant tout doit être connue et l’appréciation doit être libre. Sans doute cette appréciation s’égare quelquefois ; l’erreur la domine au lieu de la vérité ; mais, peu à peu, l’erreur se dissipe, les passions se calment et la vérité pure, belle,