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dénonce un homme que l’idée de l’art préoccupait sans cesse ; sa lourde main a dû se fatiguer à tant dessiner et sa cervelle n’eut que peu de repos. Ch. Varnhagen von Ense a dit : « Un artiste est celui dont les idées se font images ; » à ce compte, Delacroix est un artiste, au sens rigoureux du mot, et il avait raison lorsqu’il disait : « Je ne vois qu’à travers ma palette. » Peu de peintres ont eu des conceptions plus élevées ; il eût été un professeur d’esthétique remarquable ; comment se fait-il donc que l’exécution reste toujours inférieure à l’aspiration ? pourquoi demeure-t-il au second, au troisième rang même et ne peut-il atteindre le degré où se sont placés les maîtres, j’entends les maîtres primordiaux : Michel Ange, Raphaël, Titien, Léonard, Corrège, Velasquez et Rembrandt ? Je crois qu’il ne savait pas son métier, que la première éducation plastique avait été insuffisante et que jamais il n’est parvenu à cette habileté de main, à cette précision de dessin, à cette reproduction intégrale de la forme que l’on acquiert par l’étude aux heures de la jeunesse. Il me semble que son apprentissage a été incomplet, qu’il a trop promptement quitté l’atelier, où il sied de rester de longues années si l’on veut devenir un artisan habile ; or, il n’a pas su que, si l’artiste conçoit, c’est l’artisan qui exécute, et que seule l’exécution donne toute valeur à la conception. De là ces irrégularités, ces aberrations de ligne qui pendant si longtemps l’ont l’ait méconnaître et auquel le public a eu tant de peine à s’accoutumer. Pendant que les artistes, ne tenant compte que de ses qualités, le portaient aux nues, la masse indifférente ou ignorante ne voyait que ses défauts et se détournait de lui. Des deux côtés on n’avait pas tort ; car les lacunes de son talent n’étaient pas moins considérables que son talent même. Parodiant un mot célèbre, on a dit de lui : « C’est une intelligence desservie par des organes. » Rien n’est plus vrai. L’œil ne voyait pas net et la main avait des défaillances. Il ne méprisait pas la beauté, comme on l’a cru, mais il ne pouvait la reproduire. Vainement il s’enivrait de couleur, il sentait bien que la ligue lui manquait et il s’en désespérait. Il avait fait une étude approfondie de Raphaël, — par les gravures, — et il y avait découvert d’ingénieuses combinaisons de lignes courbes qui le ravissaient. Plusieurs fois j’ai causé avec lui d’art et de peinture ; j’étonnerai plus d’un lecteur en disant que c’était un classique convaincu ; son ignorance du dessin, la maladresse native de sa main, en firent ou semblèrent en faire un romantique énergumène ; ce sont ses défauts qui le sacrent chef d’école et non pas ses qualités. Dans l’intimité il ne se réservait pas et avouait ses préférences : en peinture il s’inclinait devant David ; en poésie, le Tancrède de Voltaire lui paraissait un chef-d’œuvre. Les éloges qu’on ne lui ménageait pas en le félicitant d’avoir rompu avec les traditions lui étaient désagréables et