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discutable. C’est qu’on apprécie dans un tableau non pas la reproduction de la nature, mais la façon dont la nature est interprétée, en un mot le sentiment personnel que l’artiste y a mis, sentiment original, distinct de celui de la foule, plus élevé, plus général, plus synthétique. L’art consiste à reconnaître et à dégager la beauté immanente des choses, beauté que le public ne voit et ne comprend que si on la met en lumière devant lui. C’est pourquoi les réalistes, les naturalistes, les impressionnistes peuvent faire des tableaux, mais ils ne feront pas de l’art ; ils seront des artisans habiles, des copistes scrupuleux, des imitateurs irréprochables, mais ils ne seront point des artistes.

On discutait prédominance du dessin, prédominance du coloris et l’on n’arrivait pas à se mettre d’accord, car chacun se laissait entraîner par son goût individuel et ne reconnaissait pas qu’un tableau n’est et ne peut être parfait que si la composition, la ligne et la couleur sont en rapport absolu. Un soir, le 26 mai, j’entendis une conversation dont j’ai pris note et qui m’éclaira sur l’opinion que les artistes professent les uns sur les autres. Le prince Napoléon, président de la commission de l’exposition universelle, donnait des fêtes dans les salons du Palais-Royal. La réunion était nombreuse ; toutes les catégories de monde s’y mêlaient, les ambassadeurs côtoyaient les industriels, les ministres y étaient bienveillans pour les journalistes. Je me rappelle Louise Colet, sortant le plus qu’elle pouvait d’une robe en gaze bleue, plantureuse, gesticulant, parlant haut, essayant d’attirer les regards et se promenant de salons en salons au bras de Babinet, qui jouait d’un air grognon son rôle de sigisbée. J’étais dans l’embrasure d’une fenêtre en compagnie de Jadin, de Delacroix et d’Horace Vernet, qui, frétillant et constellé de décorations, regardait les femmes avec un air vainqueur que ses cheveux blancs ne rendaient pas invincible. Jadin avait longuement parlé de l’œuvre de M. Ingres, enchevêtrant si bien, selon sa coutume, les railleries et les choses graves, que l’on ne savait s’il plaisantait ou s’il était sérieux. Delacroix dit : « Malgré ses défauts, on doit reconnaître dans Ingres des qualités de peintre. » Horace Vernet fit un bond : « bigres ! des qualités de peintre ? dites donc que c’est le plus grand artiste du siècle ! » Jadin laissa glisser son regard ironique sur Vernet, auquel Delacroix demanda : « Que trouvez-vous de si remarquable en lui ? Est-ce son dessin ? — Non, il dessine comme un ramoneur. — Est-ce son coloris ? — Ah ! pouah ! tous ses tableaux sont en pain de seigle. — Est-ce sa composition ? — Vous moquez-vous de moi ? il n’a jamais su agencer ses figures ; regardez son Saint Symphorien ; ça ressemble à un déménagement. — Quoi, alors ? Est-ce son modelé, son rendu ? — Son modelé, son rendu ? mais vous êtes fou ; il peint