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Viollet-le-Duc cessa d’essayer de professer devant des jeunes gens qui refusaient de l’entendre. Il avait sans doute besoin d’un auditoire, car plus tard, après la chute de l’empire, il se fit élire conseiller municipal.

Mérimée avait péché par entraînement d’amitié ; deux fois déjà l’amitié l’avait poussé à des erreurs : les seules fautes que son habileté ait commises sont dues à un sentiment élevé. Le comte de Montrond venait de mourir ; on pourrait raconter bien des anecdotes sur lui si le français, comme le latin, bravait l’honnêteté. Une femme qui l’avait connu dit devant Mérimée : « Quel malheur que tant de mots spirituels soient perdus ! on devrait toujours recueillir les paroles des gens d’esprit. » Mérimée répondit : « C’est vrai : je vais faire l’oraison funèbre de Beyle, » et il écrivit cette petite brochure intitulée H. B., qui fut tirée à vingt et un exemplaires seulement, et où les noms laissés en blanc furent tracés à la main. Eugène Pelletan eut communication de l’exemplaire que Mérimée avait donné à un vieil écrivain dont le fils, récemment mort, fut un critique éminent. Pelletan fit un article sévère, mais justifié, car en réalité, cette brochure est passablement malpropre. Le même exemplaire courut sous le manteau, fut copié ; une copie tomba entre les mains d’un imprimeur en faillite réfugié en Belgique et nommé Poulet-Malassis, qui la fit réimprimer à grand nombre ; Mérimée ne fut pas content. Il avait sérieusement cru qu’il rendait hommage à la mémoire de l’auteur de la Chartreuse de Parme en racontant beaucoup de propos que la causerie pouvait excuser et qui ne devenaient coupables qu’en étant fixés par l’impression. Mérimée donna un pendant à « l’éloge de Beyle ; » ce fut la défense de son ami Libri qui avait été condamné pour vol de livres rares et de manuscrits dans les bibliothèques publiques. Cette fois les choses tournèrent mal et il n’en fut pas quitte pour un article désagréable. La justice trouva qu’on lui manquait de respect, et il alla passer quinze jours à la Conciergerie. C’était sévère et surtout inutile.

Mérimée, qui était si prudent, qui tâtait le terrain avant d’y mettre le pied, qui faisait profession d’être un « malin, » s’est laissé duper comme un niais dans une circonstance où sa vanité l’a aveuglé. Il en est résulté la publication des Lettres à une inconnue, qui fut une spéculation que je n’ai pas à qualifier. Cacher sa vie avec soin, fermer sa porte, tirer les rideaux pour échapper aux regards et être livré tout entier, nu, sans défense, être vendu pour un sac d’écus, c’est un cruel châtiment, et je ne sais pas en quoi Mérimée l’a mérité. En lisant ces lettres, qui jamais n’auraient dû sortir de la cassette secrète, je me rappelais ce cri, ce cri inutile de Proudhon : « Sur votre âme, brûlez toutes mes lettres, ou je cesse de