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céladon, étaient tellement éblouissans que nous voulons voir, si c’est possible, pareil spectacle du haut du Mokattam. Le temps est beau et chaud. C’est vendredi, le jour où, toutes les affaires étant suspendues, nous pouvons nous adjoindre d’aimables diplomates et administrateurs. À deux heures, nos ânes, retenus de la veille, ne sont pas là. Les Arabes sont oublieux comme des enfans. Il faut leur commander sur l’heure même, sans quoi ils n’ont aucune mémoire. Enfin, à force de cris, d’attente, d’efforts de Gustav, le brave portier de Shepheard, il en arrive trois fois plus qu’il n’en faut. Alors batailles obligatoires contre ceux qu’on ne veut pas prendre. Mais tout s’arrange, et nous partons en longue caravane. Au pied de la citadelle nous passons sous plusieurs voûtes gardées par des sentinelles, et nous voici dans le désert. La route, dans le sable, est pénible et aux ornières profondes : elle longe un cimetière arabe et puis s’engage entre de hautes roches blanches les plus désolées qu’on puisse voir. La chaleur devient forte, et mon brave petit âne, Rosy Neale, — les âniers leur donnent à tous des noms anglais, — avance péniblement dans le terrain mouvant. Mon ânier, Mousè, a un beau type d’ancien Égyptien, le teint bistré, de longs yeux en amande, un peu relevés aux coins extérieurs, le regard doux et brillant, la taille haute. Il me raconte qu’il croit qu’il a vingt ans, — ils ne savent jamais leur âge, — qu’il est marié depuis trois ans à une femme qui en a seize et que le but de sa vie est de se rendre une fois en pèlerinage à la Mecque pour en revenir hadji. Au nom du lieu sacré, il lève les yeux au ciel, et je lis l’intensité de son désir dans ce regard d’une singulière exaltation. L’aspect autour de nous est d’une désolation absolue ; des cavernes horizontales font de longues fissures sombres dans le rocher blanc. Pas un brin d’herbe ; de la roche, du sable et le ciel d’un saphir ardent. Très loin, dans les profondeurs lumineuses de la falaise, nous apercevons, travaillant au gros soleil, des fellahs qui extraient la pierre des carrières. La besogne, la même que du temps des pharaons, doit être cruelle par cette chaleur. La montée est rude et pierreuse. Au bout d’une heure, nous sommes sur le plateau désert de l’Ilot de rochers qui surplombe le Caire et sa citadelle et qui, derrière nous, s’étend en longues collines jusqu’à la Mer-Rouge.

Quittant nos vaillantes petites montures, nous nous installons sur la pointe extrême qui domine la ville. Quelle vue incomparable ! Comment l’oublier, mais comment la décrire ? À nos pieds, la grande cité, dont l’étendue nous confond. Au delà, circule le Nil, qui la contourne comme un long serpent d’argent, se perdant au nord dans un delta de verdure, au midi, à notre gauche, dans la ligne fauve du désert. De l’autre côté de la ville et du Nil, en face de nous, le désert libyen d’un bleu d’améthyste et de saphir, borné