Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 52.djvu/336

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

apporte un immense plat de pilau, délicieux mélange de riz, de mouton, de poulet haché, de haricots, de pistaches. La princesse et les autres convives mangent avec leurs doigts, mais le plus proprement du monde, se servant de la croûte molle du pain arabe en guise de cuiller. Quelquefois la princesse prend la cuiller des mains de l’esclave, retourne le plat, y trouve un morceau à son gré, le prend délicatement entre ses doigts et le mange. Après le pilau vient un bol d’argent rempli de crème cuite exquise, parfumée d’essences et très sucrée. Puis apparaît un plat de boules vertes ; roulées dans des feuilles de vigne frites. Il faut encore s’exécuter. Après, les feuilles de vigne, un vase rempli de riz sucré cuit d’une autre façon, et recouvert de crème caillée très acide. Puis c’est un plat de petits carrés bruns frits. Notre hôtesse en prend elle-même deux, de ses doigts chargés de bagues, et me les passe. « C’est mon mets favori, » me dit-elle. Maintenant viennent dans une corbeille d’argent de longs gâteaux dorés, très gras, légers comme un souffle ; ensuite une casserole de vermeil à longues anses. Je refuse absolument : il n’y a plus de politesse qui tienne. « Je veux que vous en preniez ; c’est un de nos plats nationaux et qui se nomme le plat de l’arche de Noé, parce que Noé le fit faire le premier avec les restes de dessert qui se trouvaient dans l’arche, » insiste ma trop aimable voisine. On ne peut mourir qu’une fois, et grâce à ce raisonnement énergique j’avale une bouillie grise, très sucrée, très claire où nagent des pistaches, des amandes, des raisins secs. L’esclave apporte encore des aubergines farcies dont, avec ses doigts, la princesse choisit, pour moi les deux plus grosses. Je mange toujours, mais le devoir devient tout à fait cruel ; enfin, prenant mon courage, je refuse de la viande, puis des lentilles séparées encore par un nouveau plat sucré.

La musique cependant ne cessait pas ; quand les chanteuses criaient par trop fort et que les instrumens semblaient s’emporter, la princesse faisait un chut impératif ; alors le violon jouait seul quelques instans le même air plaintif, étrange, au rythme très monotone, quoique la mesure insaisissable en varie à chaque moment. Il paraît que ce sont des musiciennes fort renommées que celles-ci. Ce bizarre, amusant, mais indigeste repas touche à sa fin. On nous apporte à chacune un bol d’argent de forme charmante sur une soucoupe pareille et rempli d’une excellente compote d’abricots que nous mangeons avec de superbes cuillers de vermeil. Le dessert enfin : des bananes, des mandarines. La princesse fume sa cigarette en guise de dessert et se fait apporter une pelisse de velours fourré, car il n’y a ici de cheminée nulle part. « J’ai voulu faire la coquette et me montrer dans une belle robe à la dame