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âges, est celui de nos écrivains avec lequel l’auteur allemand, par certains côtés, a le plus d’affinités. Les deux historiens se sont rencontrés à Rome, et l’on peut supposer que cette fréquentation n’a pas été infructueuse. Comme Ampère, M. Gregorovius est venu demander une intelligence du passé plus vive et plus nette, un sentiment plus précis et plus vrai à la topographie, aux monumens, au spectacle du présent lui-même : « Les lieux et les monumens peuvent raviver en nous le sentiment historique en l’éclairant, ils sont tout ensemble la poésie et le commentaire de l’histoire[1]. » Ajoutons qu’ils en sont le plus sûr contrôle.

Un des progrès de notre temps a été le renouvellement de l’histoire par la critique des sources et des documens. Elle a cessé d’être un roman, elle aspire à devenir une science, c’est-à-dire une étude susceptible d’un certain genre de démonstrations et de preuves qui conduit à la certitude. Quelles sont les preuves en histoire ? Il y en a de plusieurs sortes, mais celles du premier ordre sont les monumens et les chartes. Les seules traces certaines, authentiques qui nous restent des générations disparues, les seuls témoins que l’on ne puisse récuser, ce sont tout d’abord les monumens, car il n’y a plus de témoins vivans, les textes sont innombrables et contradictoires, ou très rares et très limités ; une colonne, un temple, une statue, une médaille, ne sont pas seulement des allégations, ce sont des faits ; et l’œuvre première de l’historien consiste à décrire, classer, enregistrer ces faits, à dresser des inventaires et catalogues. Lorsque l’historien se borne à ce travail, qu’il s’interdit toute interprétation, tout aperçu d’ensemble, il écarte assurément plus d’un sujet d’erreur, mais il se condamne à rester dans les régions de l’érudition souterraine, à faire œuvre d’ouvrier, se bornant à extraire du sol les pierres et les matériaux qui forment les solides assises de l’histoire et échappent à tout pyrrhonisme.

A un degré plus élevé, l’historien qui se propose d’ordonner et de relier entre eux tous les matériaux épars, doit posséder le sens de l’union intime, de la relation nécessaire entre toutes les manifestations de la vie d’un peuple, religion, mœurs, arts, institutions, les considérer non comme des productions spontanées, non comme des faits isolés, mais comme les produits d’un même germe intérieur, qui a poussé ses rameaux dans toutes les directions. « Les monumens, dit M. Gregorovius, sont des révélations psychologiques de la vie de l’humanité. L’architecte, l’esthéticien les mesure, les analyse, les classe et les distingue suivant les styles ; l’historien de la

  1. Préface de l’Histoire romaine à Rome, de J.-J. Ampère, datée de la roche Tarpéienne, avril 1861.