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félicité nous dépasse et nous échappe, la joie même tend, au-delà de certaines limites, à se fondre en tristesse et le sourire en larmes :


: Les hauts plaisirs sont ceux qui font presque pleurer.


Enfin une quatrième conséquence, non moins importante, dérive de l’émotion esthétique. Cette émotion, provenant de ce que nous exerçons nos facultés pour elles-mêmes, sans but déterminé et immédiat, sans considération extérieure et sans calcul utilitaire, est en ce sens désintéressée, quoiqu’elle ait sa racine dans l’intérêt profond et primordial de vivre, d’agir et de penser. Par cela même, nous attribuons à l’émotion esthétique une valeur indépendante de notre individualité propre, et l’objet beau nous paraît devoir être beau pour autrui comme pour nous. Expansif et communicatif par essence, le sentiment du beau tend à se partager et nous enlève à la préoccupation exclusive du moi ; il semble donc supprimer les bornes de notre individualité et nous élever à un point de vue impersonnel. De là résulte encore un sentiment de l’infini sous une nouvelle forme, celle de l’universalité. En d’autres termes, la félicité même dont le beau éveille l’idée est un bonheur universel et non pas seulement égoïste. Mais, là encore, l’essor de la pensée et du cœur s’est à peine produit qu’il semble déçu : nous voudrions partager notre émotion avec l’universalité des êtres qui comme nous sentent et pensent : ils nous manquent, et la solidarité de leurs émotions, faisant défaut à la nôtre, laisse la place à cette ombre qui paraît nécessairement envelopper tout bonheur humain.

Les émotions esthétiques finissent ainsi par se rattacher aux émotions sympathiques causées en nous par le commerce avec nos semblables : joies partagées et aussi douleurs partagées, bonheurs et tristesses de la vie en commun, de la pensée en commun, de la mutuelle affection et de l’amour. Nous voyons donc l’émotion dominante, engendrée d’abord par un objet aux formes définies, s’étendre indéfiniment dans toutes les directions et susciter, en un frémissement de tout notre être, une quantité innombrable d’émotions secondaires. La sympathie entre les personnes, par un phénomène tout naturel, produit entre elles une réciprocité d’influence ; elle multiplie les sentimens de l’une par ceux de l’autre et les répercute à l’infini en images de plus en plus lointaines, conséquemment de plus en plus confuses et sans bornes distinctes. C’est ainsi que la sympathie et l’amour, qui sont le désir du bonheur d’autrui, paraissent, comme le bonheur même, envelopper l’universel, l’illimité, l’infini.

Qu’est-ce maintenant que la félicité universelle, sinon le bien même, objet de la morale, et qu’est-ce que la sympathie