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l’universel amour, autre chose de réaliser le principe de la beauté ou de la bonté dans un monde transcendant et d’en faire, avec Pascal et tous les mystiques, un être « surnaturel, » identique à l’absolu. L’absolu, comme le noumène de Kant, n’a en morale et en esthétique qu’un rôle négatif et, selon l’expression de Kant lui-même, limitatif. La notion d’absolu, notion d’ailleurs tout indéterminée et indéterminable en elle-même, exprime simplement ce fait que toutes les choses par nous senties et connues comme belles ou bonnes ont des limites, des bornes nécessaires, et par conséquent ne sont pas tout. Le grand inconnu est peut-être meilleur que tout ce qui nous semble bon et plus beau que tout ce qui nous semble beau, mais peut-être aussi n’est-il ni bon ni beau. L’unique avantage moral et esthétique de cette notion, c’est d’humilier en quelque sorte notre pensée et notre volonté, de nous inspirer, avec une certaine tristesse, le détachement de ce qui est humainement bon ou beau. Encore faut-il que ce détachement n’aille pas trop loin et n’aboutisse pas à l’indifférence du quiétisme. Pour éviter cet excès, il suffit de remarquer qu’en définitive l’absolu est un simple x, dont nous ne savons rien, et qu’en lui sacrifiant toute beauté ou bonté réelle, nous risquerions de laisser la proie pour l’ombre. Le pur absolu est la nuit où la lumière de la pensée n’a pas pénétré encore : quand on veut le penser, il fuit, comme l’ombre quand on veut la voir avec une lampe allumée.

Le nouveau dogmatisme de M. Ravaisson n’accepte pas cette conception de l’absolu, qui le laisse, selon l’expression de Kant, à l’état de problème pour la pensée. M. Ravaisson ne nous attribue rien moins qu’une « conscience de l’absolu » dont le sentiment du beau et celui du bien seraient de simples formes, et que la moralité aurait pour but de dégager en nous affranchissant des désirs inférieurs. La morale esthétique vient ainsi se rattacher à la morale théologique et même mystique. « On est fondé, dit M. Ravaisson, à douter qu’une théorie morale puisse se constituer, sinon sur la base mobile et fragile de l’intérêt matériel, en dehors de toute conception de cet idéal moral que représente le nom de Dieu[1]. » Et cet idéal, nous ne pouvons le concevoir que comme réel ; bien plus nous le sentons réel dans notre conscience, principalement dans notre conscience morale. C’est là, suivant M. Ravaisson, la seule solution possible des deux grands problèmes métaphysiques d’où, à son avis, la morale entière dépend : le problème des origines et celui des destinées. Morale et religion sont à ses yeux inséparables : bien plus, la vertu même a son type dans l’acte divin de la création. Suivons donc M. Ravaisson dans ce retour à la métaphysique

  1. La Philosophie en France, p. 222.