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en soi, n’est-il pas en contradiction avec notre expérience de la nature ? Peut-on concilier la perfection actuelle d’un amour infini avec l’imperfection non moins actuelle d’un monde livré au mal et à la douleur ? Telle est la grande question qui finit par se poser devant nous. Et remarquons-le, cette question n’intéresse pas seulement la métaphysique : elle intéresse la morale ; bien plus, on peut dire qu’elle est essentiellement morale, car il s’agit au fond d’apprécier la moralité de l’amour créateur, notre modèle et notre type de conduite, d’après l’œuvre qu’on lui attribue.


IV

M. Ravaisson, après bien d’autres philosophes, s’est efforcé de résoudre l’éternel problème de l’existence du monde et de nous représenter comment l’amour infini a pu produire une œuvre qui diffère de lui encore plus qu’elle ne lui ressemble. Son hypothèse métaphysique mérite un examen attentif, car elle fait le fond de sa morale et n’est pas étrangère à son esthétique même. En effet, c’est à la théorie du « sacrifice » divin qu’d a rattaché ce sacrifice humain dont le nom est vertu ou dévoûment ; et par cela même il a considéré comme le suprême du beau ou le plus haut degré de la sublimité le « sublime du sacrifice. » S’inspirant, comme l’avaient fait déjà Schelling et Lamennais, de la théologie hindoue, grecque, hébraïque, chrétienne, où l’idée de sacrifice joue un rôle prédominant et semble figurée dans tous les rites des mystères, il croit que l’amour éternel, pour produire l’univers, « s’est sacrifié lui-même, afin que de ses membres se formassent les créatures. » Tel est, selon lui, le poème du monde, dont notre vie morale doit être l’imitation et dont les plus grandes œuvres d’art elles-mêmes nous présentent une lointaine image.

La théorie de l’amour créateur donne lieu à une objection capitale. Si l’amour illimité, supérieur à tout dualisme et à tout obstacle, a une action que rien n’entrave, que rien n’arrête, son effet ne saurait être précisément un état de choses où tout est entravé, arrêté, borné, car d’où viendrait cette borne ? La cause transcendante invoquée pour rendre compte de l’effet est donc, ici encore, ou identique à l’effet même et comme lui imparfaite, ou en radicale opposition avec l’effet qu’elle avait pour unique but d’expliquer. Dans le premier cas, elle est inutile, dans le second, elle est contradictoire, selon le sort commun à toutes les notions théologiques.

M. Ravaisson est bien forcé de reconnaître lui-même que l’action de l’amour infini ne peut rencontrer devant soi un obstacle qu’elle n’aurait pas elle-même créé, car cet obstacle contredirait son infinité prétendue : « Si l’on remonte, dit M. Ravaisson, à la cause