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Cette idée même de grâce entraîne logiquement, comme seconde conséquence de la morale mystique, l’arbitraire et le hasard, qui sont encore des formes déguisées du destin. « La grâce, dit M. Ravaisson, la grâce qui, selon la doctrine chrétienne, vient en aide à la volonté malade de l’idolâtrie de soi, c’est l’amour que Dieu met en nous ou y réveille, et cet amour est lui-même[1]. » Mais alors les objections se pressent, touchant l’efficacité et la justice de la grâce. — L’amour suprême, dit-on, meut les êtres et les rend libres par l’amour même qu’il leur inspire. — Comment donc ne sommes-nous pas déjà tous aimans et libres, tous guéris de nos misères, tous réveillés de notre sommeil, tous remplis de joie par le même don du même amour ? Comment y a-t-il des places diverses dans la maison du Seigneur, c’est-à-dire dans le cœur même de Dieu ? Pourquoi les uns sont-ils plus haut, les autres plus bas, les uns bons, les autres méchans, les uns heureux, les autres malheureux, puisqu’en définitive c’est la bonté sans limites qui produit l’être et tous les degrés de l’être ? A cela il n’y a d’autre réponse que la formule théologique de l’élection arbitraire, que M. Ravaisson aime à reproduire : « L’esprit souffle où il veut. » Il semble cependant que l’esprit universel, quand il est l’universel amour, devrait souffler partout et remporter partout la victoire, d’autant plus qu’il n’a devant lui, nous a dit M. Ravaisson, qu’un obstacle volontairement créé par lui-même dans son propre sein, un simple amoindrissement volontaire de sa « toute-puissante activité, amortie, détendue, obscurcie, » à cette seule fin d’introduire des ombres et des distinctions individuelles dans l’être universel. Depuis une éternité que l’univers existe, on attend encore l’absorption des ombres dans la lumière et le retour des malheureux à la félicité : une éternité est un temps bien long. La grâce divine est donc en premier lieu inefficace, en second lieu irrationnelle et moralement injuste. En un mot, si tous les êtres sont élus, d’où viennent les différences des destinées, et s’ils ne le sont pas tous, d’où viennent les différences de l’amour infini ? De quelque côté qu’on tourne ou retourne ces questions, la morale mystique ne peut échapper soit à la nécessité, soit au caprice divin.

Une troisième conséquence de la morale mystique, c’est de tendre à remplacer en nous-mêmes la justice et le droit par un principe d’amour vague qui risque fort, dans la pratique, de se montrer arbitraire comme la grâce divine. « Aime et fais ce que tu voudras[2]. » M. Ravaisson a beau ajouter, en des termes de la plus haute éloquence, que l’amour ne dispense pas des autres vertus, mais les produit toutes immanquablement, il est difficile qu’un

  1. Discours prononcé à Louis-le-Grand, en août 1873, p. 11.
  2. Ibid.