Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 52.djvu/472

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Car notre misère terrestre veut que notre raison ne nous suffise pas et que nous finissions par la prendre en lassitude, en dégoût ; de là le monde des spectres et du merveilleux que nous inventons pour y échapper, de là aussi certaines distractions choisies qui nous consolent. Méhul, je l’ai dit, adorait les fleurs. Né d’une famille pauvre, : il avait eu jadis pour instituteur à la Val-Dieu, — abbaye de prémontrès, située sur les bords de la Meuse, entre Givet et Charleville, — le maître de chapelle du couvent, un Souabe, nommé Guillaume Hauser, qui joignait à ses talens d’organiste et de contrepointiste une rare prédilection pour la culture des roses. Hauser enseigna d’abord à son élève les premières règles du contrepoint rigoureux et le mit bientôt en état d’occuper l’orgue au moins pendant les offices du matin. Méhul s’acquitta donc envers l’abbaye en remplissant les fonctions de maître de chapelle adjoint. L’amitié des religieux, l’attachement qu’il avait pour son professeur, une place de maître de chapelle en perspective et le désir de ses parens, qui bornaient leur ambition à faire de lui un moine de la plus éminente abbaye de la contrée, tout conspirait pour le retenir, tout, jusqu’à l’amour de ce petit coin de terre qu’il jardinait à ses heures de récréation. Goût aimable, toujours conservé depuis et qui devait, par la suite, faire de l’auteur de Stratonice et de Joseph un amateur de tulipes renforcé. Méhul s’était lié, sur le tard, avec M. Pirolle, spécialiste alors renommé parmi les adeptes de l’école de Harlem ; ils cultivaient ensemble des tulipes dans un jardin sis à Pantin, près de l’église ; les deux amis semaient beaucoup, car ce n’est qu’au moyen de semis qu’on obtient des variétés nouvelles. Mais une tulipe semée ne fleurit qu’au bout de trois ans. Avant la floraison tant espérée, Méhul meurt et voilà, presque aussitôt après, l’épanouissement des tulipes qui commence. Dans le nombre, il en est une, — la plus belle, — qui semble porter le deuil du musicien : noir sur blanc, on la nomma le a tombeau de Méhul » et c’est encore sous ce vocable que les amateurs d’aujourd’hui la recherchent. Je ne sais, mais en feuilletant tous ces souvenirs, le nom d’Hoffmann me revient à la pensée. Ce cloître et son jardin, cette culture des roses parmi les orgues et les cantiques, puis, chez le moinillon fait homme et grand homme, le goût des femmes se mêlant au goût des fleurs sans que le mysticisme y perde rien, et, finalement, l’âme de ce musicien de génie s’exhalant comme un parfum d’encensoir du frais calice de cette tulipe funéraire, que de poésie et d’intérêt pour un de ces contes fantastiques comme l’auteur du Pot d’or, du Chevalier Gluck et du Chat Murr excellait à les imaginer, sinon à les écrire !


P. DE LAGENEVAIS.