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de la morale ordinaire, dire que le bien reste toujours le but de leurs efforts, la seule fin vraiment désirable de la vie. Mais à quel prix, à quelles conditions l’homme peut-il réaliser ce bien, atteindre cette fin ? Pour cela il ne faut rien moins qu’obtenir de lui qu’il renonce à poursuivre son bonheur individuel, ce qui ne sera pas aisé ; il faut ensuite exalter ses sentimens sympathiques, l’amener à ce point où il fera son bonheur du bonheur d’autrui, ce qui est vraiment héroïque et rare. Voilà des conditions difficiles à remplir, et qui transforment la simple moralité en un objet de luxe, hors de la portée et de l’usage du plus grand nombre.

D’ailleurs à quel titre et de quel droit un positiviste voudrait-il imposer à l’homme moderne un acte ou plus encore un état de renoncement ? Que l’on dise à un disciple de Bouddha : « La vie est triste, elle sera suivie d’un nombre indéterminé d’existences aussi tristes que celle-ci, et le cycle fatal recommencera sans fin jusqu’au jour où tu auras volontairement renoncé à ton être propre, rejeté de ton sein tout désir, germe funeste des vies futures, » on pourra amener ce fataliste de l’extrême Orient, succombant sous le double poids du climat et de la misère, à renoncer sans trop de peine au travail stérile qui agite et accable sa pauvre existence, à s’immoler, à tuer en lui-même jusqu’au désir, à se plonger avec une joie farouche dans la nuit sans conscience du nirvana, qui n’est pas le néant sans doute, mais l’évanouissement dans l’infini. Que le chrétien, par des considérations toutes contraires, arrive au même résultat, le renoncement volontaire ; que sous l’action et la doctrine du Christ qui a aimé les hommes jusqu’à mourir pour eux, il imprime dans son âme cette grande leçon, ce grand exemple ; qu’il exalte en lui le sentiment de la justice jusqu’à la charité, la charité jusqu’au dévouaient ; qu’il renonce à son bien propre, par amour pour Dieu, ou bien qu’il s’immole à la vie et au bonheur d’autrui, par un motif moins noble assurément, mais énergique, l’espoir et l’idée du salut ; que par ces deux motifs très inégaux, mais tous deux puissans, on obtienne du chrétien le sacrifice actuel de sa félicité momentanée, cela se conçoit, cela se voit tous les jours et s’explique sans peine. Enfin que le disciple de Kant, convaincu comme son maître de l’existence du souverain juge et de la nécessité de la sanction, et d’ailleurs pénétré de la sainteté de la loi morale et de son inflexible autorité, prenne la résolution virile d’accomplir tout ce que cette loi exigera et se jure à lui-même de sacrifier ses fins individuelles dans toutes les occasions où elles seraient en opposition avec les fins générales, cela est dans l’ordre, et l’ordre est tellement rigoureux que l’on a vu des kantistes inquiets de leur conscience, quand ils croyaient saisir un éclair furtif de plaisir personnel dans leurs