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les a jetés, et qui fait briller quelques heures privilégiées sur le fond obscur de cette destinée.

Ce qui est vrai même des existences les plus ordinaires, à plus forte raison l’est-il dans une sphère plus élevée. Il n’est pas question ici, qu’on le remarque bien, de conditions sociales. Cette élévation ou cette médiocrité de l’existence ne se mesure pas sur le hasard de la naissance. Ce qui la mesure, c’est la dignité de l’esprit. Or plus nous montons dans cette hiérarchie des âmes, la seule qui compte, plus nous voyons se manifester cette aspiration à sortir de la vie élémentaire, à décorer son existence de quelque noble souci, à entrer dans la région des joies désintéressées. Ce sont de tels objets qui sont les vrais buts de la vie raisonnable, les vraies fins qui l’excusent et l’absolvent, celles qui lui donnent son prix et font d’elle autre chose qu’une insignifiante succession de jours et de sensations vulgaires. Or qu’adviendra-t-il de ces causœ vivendi, comme les appelle Juvénal, de ces admirables raisons de vivre, si nous les plaçons en regard du positivisme ? Demandons-nous s’il n’y sera pas porté quelque atteinte quand la philosophie nouvelle aura triomphé des dernières résistances et des dernières illusions. Ce jour-là, l’existence humaine étant ramenée à une série de phénomènes d’ordre biologique, le monde étant réduit à un système mécanique de mouvemens et de combinaisons de mouvemens, tout au-delà étant supprimé ou écarté de la pensée comme une tentation funeste, n’y aurait-il pas à craindre qu’il ne se produisît un froid mortel dans les âmes, une nuit dans les intelligences, un grand découragement dans les plus nobles ardeurs ? Il me semble qu’on aurait à regretter quelque chose comme une disparition de cette lueur d’idéal qui donne le goût et la force de vivre, quelque chose comme la décoloration de la vie.

Un des traits de la crise actuelle, c’est le contraste entre certaines exigences éternelles de l’esprit humain et le besoin intense qu’aujourd’hui il éprouve de se rendre compte de tout. Sous l’action de cet instinct, comme on l’a remarqué, l’homme a beaucoup perdu de son ancienne spontanéité ; il est devenu un être inquiet, ombrageux, qui ne veut plus être dupe, qui a besoin de regarder en avant et en arrière ; son caractère primitif de décision intellectuelle et de détermination pratique a faibli singulièrement sous l’influence de la réflexion. « On n’admet plus rien à présent sans en savoir le pourquoi, et l’on a appris à démonter tous les motifs de nos actions. Non-seulement nous savons davantage, mais nous ne cessons de ruminer nos connaissances. » Ainsi, la critique moderne se vante d’avoir ramené toutes les religions à de simples idéalismes créés par l’homme ; elle admet volontiers qu’en cette qualité et malgré ce vice d’origine,