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extérieures se réconcilient, la nature est cruelle, mauvaise, inexplicable ; elle est une détestable maîtresse de morale. Si nous nous en tenons au point de vue positiviste, selon lequel elle est le dernier terme assignable, le dernier principe de la connaissance, elle n’a le droit de prétendre ni à notre respect ni à notre approbation. A force de fantaisie et de mysticisme mêlés, on a fait d’elle une sorte de grand hiéroglyphe. Mais qu’on lui applique seulement une des règles de la moralité humaine, le grand hiéroglyphe, comme l’a si puissamment montré J. Stuart Mill, devient un monstre. Il n’est pas de crime qui ne soit tous les jours commis par la nature ; elle ignore tout sentiment de justice ou de pitié ; ses tendresses illusoires et sa bienfaisance se tournent à chaque instant en perfidie ; elle est indifférente ou traîtresse. « Tantôt elle joue le rôle de l’avarice, tantôt celui de la prodigalité ; elle offre ici une pureté sublime, ailleurs une corruption révoltante, et, s’il faut la juger d’après un type moral, ses capacités admirables ne font qu’ajouter à l’horreur de ses crimes. Comment donc y aurait-il quelque chose de noble et de sacré dans l’intimité de cette grande criminelle[1] ? » Et voyez comme elle s’intéresse à ceux qui la servent avec passion, à ceux qui l’ont le plus aimée. Voici un savant qui, sur quatre-vingts ans de sa vie, en a dévoué plus de soixante à ce culte ardent du vrai, à la poursuite de la nature dans toutes ses retraites et ses mystères ; il a vécu plus que tout autre « dans cette communion divine, » dont nous parle Tyndall. « Il a subordonné à cette passion maîtresse tous les mobiles inférieurs de la vie, l’intérêt, les jouissances, le plaisir. La fin d’une si belle vie aurait dû être calme, douce et consolée ; mais cette marâtre nature qui récompense si mal ici bas ce qu’on fait pour coopérer à ses fins, montra en ce qui le concerne sa noire ingratitude. Les dernières années de M. Littré furent remplies par de cruelles souffrances[2]. » Et pourquoi l’éloquent écrivain qui nous fait entendre cette plainte s’étonnerait-il de cette dureté de la nature ? A coup sûr, M. Littré, en vrai positiviste, ne s’en serait ni étonné ni scandalisé. Il savait que la nature ne punit et ne récompense personne ; impassible, elle déroule autour de nous l’ordre fatal de ses phénomènes ; elle développe devant nous ses mondes et ses soleils sans se soucier de nous qu’elle ne connaît pas. Comment aurait-elle quelque tendresse pour ceux qui coopèrent à ses fins, puisqu’elle-même, si elle a des fins, les poursuit en aveugle et les ignore éternellement ? Supposer même qu’elle a des fins, ne serait-ce pas sortir de la règle et des conditions de la doctrine ?

  1. W. Mallock, ouvrage cité ; pages 155-165.
  2. Discours de M. Renan à la séance de réception de M. Pasteur.