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perdre de son importance, en gagnera ; elle en gagnera même trop en un sens ; elle aura perdu son prix élevé, son prix vulgaire augmentera d’autant. En face de cet inconnaissable, ou peut-être de ce néant qui nous enveloppe de tout côté, qui s’étend en avant de nous comme en arrière, elle seule sera chose réelle, sentante et sentie. On s’y attachera avec une sorte d’âpreté, on la défendra avec fureur, quand on aura perdu les raisons qui font qu’en certaines circonstances on la sacrifie avec joie, avec l’ivresse de l’honneur triomphant ou de la conscience exaltée. On n’aura plus qu’elle, on y tiendra passionnément. Il se formera, sous l’influence de la foi positive, une génération dure, pratique, solide, calculatrice, positive à outrance. Je me figure ces générations nouvelles de jeunes gens hardis, confians en eux-mêmes, capables de suffire aux plus grands excès du travail et du plaisir, implacables dans la grande bataille pour la vie, savans dans la mesure utile des applications, parce que la science est une force dans la bataille et une chance de plus pour la victoire, qui s’enfermeront sans regret et sans souci dans l’horizon qui leur est mesuré, s’empareront en victorieux des choses réelles et en extrairont avec ardeur tout le suc et la substance. Assurément l’idéal sans objet n’aura plus de prise sur ces âmes expérimentales et désabusées et rien de ce genre ne les troublera dans leur félicité positive.

Au contraire, ceux qui auront gardé cette maladie et ce tourment inutile de l’idéal auront lieu de souffrir beaucoup. Ceux-là chez qui prédomineront, malgré tout, des dispositions réfractaires au nouvel état de choses, des sentimens indomptables et des aspirations désormais sans but, ceux-là refoulés sur eux-mêmes, comprimés, tomberont de plus en plus dans le dégoût de la vie. De plus en plus ils se plaindront que la vérité est triste. Ils iront grossir la foule que le pessimisme entraîne à sa suite vers des nirvanas pires que ceux de l’Orient ; ils maudiront la conscience qui ne leur aura donné que le sentiment de la souffrance. L’école du suicide renaîtra comme au déclin des philosophes antiques ; elle aura des adeptes de plus en plus nombreux, non plus seulement dans la pratique, mais par doctrine. Ce seront les irréconciliables de la vie, et ce ne sont assurément ni les plus mauvais, ni les plus lâches, ni les plus sots, ni les moins nobles qui s’en iront.

Il en sera ainsi jusqu’au jour où quelque penseur hardi s’avisera qu’il y a quelque chose au-delà de la physique et de la chimie, et par un coup de génie inattendu découvrira l’âme et Dieu.


E. CARO.