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cette critique, c’est lui qui l’a introduite ; cette histoire, c’est lui qui en a posé les bases. Jusque-là on avait en face de soi un Hippocrate de fantaisie : le divin vieillard, le père de la médecine, le sublime auteur des Aphorismes qui surpassent l’esprit humain, le créateur des immuables principes du pronostic, le courageux lutteur contre la peste d’Athènes, le médecin désintéressé qui refuse les présens d’Artaxercès[1]. De ce savant, de ce praticien illustre, on faisait un devin, un prophète. En même temps, quelques esprits chagrins, irrités de voir cette auréole surnaturelle planer autour du front d’Hippocrate, viennent nier son existence même et l’authenticité de ses écrits. L’obscurité la plus complète régnait donc sur l’œuvre du grand médecin de Cos quand M. Littré entreprit de réédifier ce monument délabré. Tout était à refaire : l’histoire d’Hippocrate, que la légende avait profondément altérée, et le texte de ses œuvres, que le temps, l’incurie et l’ignorance avaient mis dans un état tel que la lecture en était à peine supportable. Il fallait établir quelles œuvres de la Collection hippocratique appartenaient bien à Hippocrate, reconstituer les faits et les doctrines au point de vue médical ancien et les éclairer à la lumière de la science moderne, pour mettre cette collection à la portée de médecins de notre temps et la rendre intelligible comme un livre contemporain. Nous allons voir par quels moyens et au milieu de quelles difficultés M. Littré a accompli cette œuvre, qu’au siècle dernier Grimm déclarait au-dessus des forces humaines.

Les écrits d’Hippocrate nous sont parvenus par plusieurs manuscrits du moyen âge. Chacun d’eux est en bien des endroits absolument incompréhensible, car les copistes ne comprenaient guère ce qu’ils transcrivaient ; très souvent ils oubliaient des mots, des phrases entières, transposaient de longs passages, des livres même. Au XVIe siècle, des érudits comme Cornarius et Foës tentèrent de mettre un peu d’ordre dans ce chaos, mais leur œuvre fut bien incomplète, et après eux l’érudition tomba dans un discrédit profond. Les médecins se retournèrent vers l’étude de la nature vivante et aucun d’eux n’essaya de reconstituer les monumens de notre histoire. C’est M. Littré qui a repris l’œuvre des savans de la renaissance. Il a recueilli les variantes de soixante-dix manuscrits conservés dans toutes les bibliothèques de l’Europe et suivi les traces fugitives des altérations successives que le texte avait éprouvées. C’est lui qui a reconnu des transpositions qui troublaient des livres entiers, fait disparaître des centons tirés d’autres ouvrages, réuni des traités arbitrairement séparés, établi une distinction féconde entre les ouvrages didactiques et les simples notes rassemblées sans

  1. Barthez, Discours sur Hippocrate, 4 messidor an XI.