Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 52.djvu/684

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

comme elle pourra. On ne l’a que trop vu dans ces derniers temps. Nous n’aurions garde de lui imputer Alexandrie en cendres, la colonie européenne en fuite, le sang qui a coulé, les brigandages et les hauts faits d’Arabi-Pacha. Mais il est à présumer que, si le sultan Abdal-Hamid n’avait pas obtenu de la chancellerie de Berlin des encouragemens secrets ou du moins l’assurance qu’on respectait trop sa souveraineté pour ne pas le laisser faire, l’Égypte ne serait point aujourd’hui dans l’anarchie, l’œuvre de trente années n’eût point été détruite en quelques jours. M. de Bismarck est un civilisé et même un bon chrétien ; mais que lui importent Mahomet ou le Christ, la barbarie ou la civilisation, pourvu qu’il trouve à qui parler ? Tout instrument lui est bon, aucun homme d’état n’a poussé plus loin l’absolu dégagement de l’esprit et l’insouciante férocité du calcul. Dans une heure d’épanchement, il disait à M. Moritz Busch : « Ma glorieuse carrière politique ne m’a valu l’affection de personne et n’a fait la joie de personne, elle a même fait le malheur de beaucoup de gens. Sans moi, trois grandes guerres n’auraient pas eu lieu ; 80,000 hommes n’auraient pas péri sur les champs de bataille, et leurs familles ne seraient pas en deuil. J’ai accompli mon œuvre avec Dieu. » Avec lequel ? Avec le dieu des grands joueurs d’échecs, qui l’invoquent soir et matin, en lui disant : « Enseigne-moi, je t’en conjure, le moyen de faire mat mon adversaire en trois coups et je te tiens quitte du reste. »

Si, en matière de diplomatie, les doctrines sont plus nuisibles qu’utiles, il convient d’en avoir pour administrer un grand empire, et le scepticisme absolu de M. de Bismarck l’a souvent desservi dans ses négociations avec son parlement. Le chef d’un gouvernement est appelé à représenter quelque chose, à faire son choix entre les idées et les systèmes qui se disputent l’opinion publique. On peut improviser du jour au lendemain des combinaisons d’alliances et y renoncer quand le but est atteint sans que personne ait le droit de vous reprocher vos contradictions ; mais il n’est pas permis d’improviser des lois dans une vue fiscale, au risque de compromettre l’avenir d’un pays. M. de Bismarck a pratiqué à l’intérieur une politique de volte-face et d’à-coups, et ses brusques variations ont fini par nuire à son autorité. Il a commencé par être un libre-échangiste résolu. Au mois d’octobre 1849, il blâmait M. Von der Heydt « de vouloir contraindre l’Allemagne à payer plus cher les fers anglais pour se rendre agréable au mineur silésien, de faire renchérir le vin de Bordeaux, cette boisson naturelle de l’Allemand du Nord, à la seule fin de venir en aide aux aigres raisins de l’Ahr et de la Nahe. » Il déclarait que les droits protecteurs ne servent qu’à protéger le fabricant contre le consommateur, il se plaignait que le use prit de l’argent aux contribuables pour le mettre dans la poche de quelques chefs, d’industries privilégiées.