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n’a pas de peine, d’ailleurs, à démêler ses sentimens : il les trouve le plus souvent distincts et tout rangés par ordre. Il arrive assurément que l’un de ces sentimens lutte contre un autre avec quelque avantage ; il arrive que celui-ci empiète un moment sur ceux-là, mais sans les absorber, sans exiger pour cela que tous viennent se perdre en lui, sans abolir à son profit l’illusion du libre arbitre, et surtout sans aveugler un seul moment la conscience. Une brute, un maniaque, au regard du Français, seraient seuls exposés à de pareils accidens. Il vit à l’abri de ces désordres, dans la sécurité de sa culture morale et de sa santé physique. Amoureux et jaloux, il l’est à ses heures, comme ambitieux ou cupide ; il l’est à ses heures et, si j’ose dire, pour une part de lui. Rarement il se donne à sa passion tout entier, sans réserve, et laisse détourner par elle le train ordinaire de sa vie.

On citera là-contre les exceptions curieuses : elles demeureront trop rares pour prévaloir contre la règle. Il se peut que, sans le savoir, je coudoie dans un salon, où toutes les voix sont modérées et tous les gestes calmes, des maris ou des amans possédés d’amour et furieux de jalousie, hantés par l’atroce vision de l’adultère ou de l’infidélité légale, et penchant déjà sur cette limite de la folie au-delà de laquelle roulent désespérément vers la mort l’Othello de Shakspeare et, — si l’on me permet de franchir un abîme, — le héros parisien de Fanny, ce cruel roman de M. Feydeau. Chez ceux-là une seule passion, une seule image, une seule idée empoisonne toute l’âme et gâte les sources de la vie. A ceux là correspondent, dans les races imaginaires des héros de théâtre, la famille des grands personnages shakspeariens, « qu’un destin intérieur, comme a dit M. Taine, pousse vers le meurtre, vers la folie, vers la mort : . » Macbeth, possédé d’ambition, — Hamlet, de philosophie désenchantée, — Othello, d’amour et de jalousie sensuelle. Sua cuique deus fit dira cupido ; une seule idée altère tout l’organisme de ces hommes. Voyez Othello, ce grand homme de guerre ! Du jour où l’image de sa femme livrée aux bras d’un autre homme s’est peinte dans son esprit, l’idée toujours présente de cette trahison, l’hallucination perpétuellement aiguë de ce spectacle pervertit tout son être : la jalousie, chez lui, n’est pas une passion à laquelle l’intelligence, la volonté ou d’autres passions même puissent faire sa juste part ; toutes ses idées, toutes ses sensations, toutes ses raisons d’agir se teignent de ce venin ; à ce coup, le monde entier est décoloré pour cet homme et toute sa vie comme infectée d’une liqueur abominable. « C’est la cause ! la cause ! » c’est le ferment de maladie qui, introduit dans le cœur, le corrompt tout entier ; c’est le souffle de folie qui, glissé dans le cerveau, le bouleverse jusqu’en chacune de ses cellules : « Adieu maintenant le repos et la joie de l’esprit ! .. adieu les grandes guerres ! » Othello n’est plus le chef d’armée, l’homme de conseil et d’action : une seule action lui reste à commettre, vers laquelle le