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ou arménienne. L’Égypte est l’unique contrée du monde arabe où la vie soit naturellement concentrée, où les conditions physiques tendent à agglomérer les hommes en peuple sédentaire et compact. La géographie y a dessiné le cadre d’un état, l’histoire y a prépare les matériaux d’une nation. Si l’Égypte fût demeurée chrétienne, il y aurait peut-être aujourd’hui une nationalité néo-égyptienne ; comment s’en formera-t-il une ? Est-ce sous le couvert du fanatisme musulman qui, nulle part au monde, n’a su créer une nation ?

Il y a aujourd’hui en Afrique, en Asie, en Europe, dans tout le vaste monde musulman, un mouvement à demi politique, à demi religieux dont les maîtres de l’Algérie ne sauraient ne pas tenir compte. Ce mouvement, dont l’impulsion part d’Yldiz-Kiosk et se transmet à travers la mosquée d’El-Ahzar jusqu’aux murailles de Kairouan et aux tentes de Bou-Amema, c’est ce que les Occidentaux ont baptisé du nom de panislamisme[1]. La Turquie, affaiblie militairement, cherche à retrouver dans le sentiment religieux de l’islam la force que ne lui offre plus l’énergie affaiblie de l’Ottoman. Le sultan se transforme en calife, et des milliers d’ulémas, de marabouts, de derviches enseignent, d’un bout à l’autre de l’islam, la solidarité des disciples du Prophète et leur prêchent l’union sous l’autorité mal définie du commandeur des croyans.

Ce panislamisme, auquel certains gouvernemens sembleraient vouloir livrer L’Afrique, est-il, comme on se l’imagine parfois, à Rome surtout, en harmonie avec les idées nationales, avec les sentimens de patriotisme sur lesquels s’est édifiée l’indépendance de l’Italie et de la Grèce ? Nullement. Loin d’être analogues ou connexes, l’idée panislamique et l’idée nationale sont, au fond, en opposition. Le triomphe de l’une serait pour longtemps la subordination de l’autre. Ce serait la victoire de l’esprit théocratique sur l’esprit national ou, ce qu’on voit si souvent en Orient, la substitution permanente de la religion à la nationalité, alors même que, s’émancipant de la suprématie turque, le panislamisme finirait par se métamorphoser en panarabisme.

Le triomphe du panislamisme au Caire ne serait pas seulement un danger pour toutes les puissances qui ont des sujets musulmans, ce serait pour longtemps l’étouffement de la nationalité arabe et de toute nationalité en Égypte sous le niveau uniforme du despotisme ottoman. La victoire du panislamisme ne compromettrait pas seulement, aux bords du Nil, les intérêts matériels des colons européens, elle mettrait en péril, dans tout l’Orient, la civilisation avec l’influence die l’Europe, car, au Caire comme à Stamboul, les fanatiques se plaisent à

  1. Voyez dans la Revue du 15 octobre 1881 et au 15 février 1882, les études de M. Gabriel Charmes.