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demanda des notes pour rédiger sa biographie ; il ne refusa pas et écrivit : « Le même travail a rempli toute ma vie : j’ai fait des articles de journaux, je n’ai pas fait autre chose, encore n’ai-je travaillé qu’à un seul journal, le Journal, des Débats. J’y travaille depuis trente ans ; en quatre mots, voilà toute mon histoire. » Cette histoire est des plus honorables et elle conduisit Silvestre de Sacy au sénat. A l’heure du désastre, il eut la révolte des cœurs honnêtes contre le débordement d’injures sans péril qui furent répandues sur Napoléon III tombé à Sedan ; il se renferma en lui-même, pleura la France vaincue et resta fidèle au serment qu’il avait prêté.

Le souvenir de Silvestre de Sacy évoque en moi celui de Patin, — du père Patin, comme l’ont appelé les innombrables candidats dont il a fait des bacheliers. — Il pouvait, comme de Sacy, aimer Mme de Sévigné, Pascal et Bossuet, mais il s’était tellement voué aux lettres latines qu’il se sentait coupable de trahison lorsqu’il les quittait pour les lettres françaises. Comme un jaloux qui fuit les importuns et recherche le tête-à-tête, il s’enfermait pour lire Horace et se croyait en bonne fortune. Quelquefois il apparaissait dans les bureaux du Journal des Débats, timide, ayant toujours l’air étonné et rassurant de la main ses fortes lunettes cerclées de fer. Son expression bienveillante affaiblissait sa laideur. Hors des humanités point de salut ! Il détaillait avec ivresse les jouissances du discours latin et les voluptés du thème grec. Sur cette question il se passionnait et volontiers devenait agressif. Il n’avait pas le calme de Guizot, qui a écrit : « La Grèce et Rome sont la bonne compagnie de l’esprit humain, et au milieu de la chute de toutes les aristocraties, il faut tâcher que celle-là demeure debout. » Patin eut sacrifié toutes les langues modernes pour faire revivre les langues mortes et peut-être, comme le vieil helléniste Hase, écrivait-il en grec les comptes de sa blanchisseuse. Un jour, à la descente du Pont-Neuf, Adrien de Longpérier aperçoit un attroupement, il s’approche et voit le père Hase tout sanglant. « Eh ! mon cher maître, que vous est-il arrivé ? — Un bige, mon ami ! un bige ! » Le bige était un fiacre qui avait renversé le bonhomme. Patin eût été de cette force, et je me doute que pour lui les bas étaient des cnémides. J’eus occasion de le voir au moment où une circulaire de Jules Simon, ministre de l’instruction publique, venait judicieusement de supprimer la confection des vers latins ; il était désespéré, se lamentait, croisait les mains et les agitait au-dessus de sa tête, comme s’il eût voulu prendre les dieux à témoin de ce désastre : O filles de Mnémosyne, vous dormiez donc ! Il me disait : « Et quelle heure choisit-on pour ce guet-apens ? L’heure où nos écoliers prennent goût à la poésie latine ; le dernier concours de vers latins a été fort remarquable dans les classes de seconde. » Il secoua la tête et s’écria : « Hélas ! c’était le chant du