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qui se serait réveillé tout à coup après un somme de quarante ans.

Les séances se tenaient dans les salles du conseil d’état, et j’avoue à ma honte que j’étais souvent plus occupé à regarder les tableaux d’Eugène Delacroix, de Flandrin, de Chassérian qu’à écouter des discussions au cours desquelles le président Odilon Barrot nous disait : « Voilà cinquante années que j’étudie cette question et je suis encore loin de l’avoir résolue. » Parfois je m’en allais avec Prévost-Paradol à travers le jardin des Tuileries, car nous habitions tous deux sur la rive droite de la Seine. Un jour, en cheminant, je lui dis : « Pourquoi n’écrivez-vous pas l’histoire des idées parlementaires ? il y a là un livre intéressant et fait pour tenter votre talent. » Il me répondit avec une bienveillance qui démontrait sa foi en lui-même : « Comme vous êtes heureux de croire encore à des livres, à des phrases et de vous amuser à ces joujoux inutiles qui servent de passe-temps aux oisifs ! » Il resta un instant silencieux et reprit : « Il n’y a de vrai que le pouvoir. Conduire les hommes, diriger leurs destinées, les mener à la grandeur par des chemins qu’on ne leur indique pas, préparer les faits, commander aux événemens, forcer la fortune à obéir, c’est là le but qu’il faut viser et qu’atteignent seules les volontés fortes et les intelligences élevées. » Nous étions dans la grande allée centrale des Tuileries d’où l’on découvre le palais ; je lui dis : « Quel est votre rêve ? » Il s’arrêta et me montrant le pavillon de l’horloge, il répliqua avec une sorte d’exaltation que je ne lui connaissais pas : « Le maître de la France est là ; eh bien ! je voudrais être le maître de ce maître. » Je lui répondis en souriant : « Quand vous serez le Richelieu de ce Louis XIII, j’irai vous prier de m’accorder une faveur inappréciable, qui sera l’autorisation de pénétrer et de travailler dans le greffe de la cour d’appel ; il y a là des trésors d’histoire que je voudrais découvrir. » Il haussa imperceptiblement les épaules et me dit : « Vous êtes incorrigible ! »

Prévost-Paradol s’était offert, s’était donné à l’empire libéral, et l’empire ne se pressait pas de le prendre. Il était mal à l’aise, étonné, humilié qu’on ne l’eût pas immédiatement appelé aux plus hautes fonctions. Les nouveaux ministres ne l’appréciaient peut-être pas autant qu’il l’aurait souhaité. Cette situation fausse dura assez longtemps pour le fatiguer. Il en voulut sortir ; il alla trouver un très important personnage qui avait le privilège de travailler seul avec l’empereur, dont il possédait la confiance. Prévost-Paradol s’ouvrit sans réserve et demanda, en attendant mieux, un poste diplomatique. Huit jours après cette entrevue, il était nommé ministre plénipotentiaire aux États-Unis d’Amérique sur la présentation même de