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M. Parnell ne fut pas cependant, comme on le croit généralement, le fondateur de la ligue agraire. Ce nouvel instrument d’agitation, dont il tira si grand parti, lui fut apporté tout fait par un autre personnage de condition plus modeste, Michel Davitt. Le chef des home rulers est ce que les Anglais appellent un gentleman ; il appartient à une classe plus qu’aisée ; quoiqu’il fasse la guerre aux propriétaires, il est lui-même propriétaire ou du moins fils de propriétaire. Michel Davitt est d’une famille de petits fermiers. Pendant la grande famine de 1846-1847, qui amena plus de 200,000 expulsions de fermiers et diminua de deux millions d’âmes la population de l’Irlande, le père et la mère de Davitt durent quitter la petite ferme qu’ils occupaient à Straide, dans le comté de Mayo, emmenant avec eux leurs deux filles et leur fils, encore au berceau. Par suite de la triste situation de sa famille, son éducation resta très incomplète. Obligé de travailler pour vivre dès son plus jeune âge, il ne pouvait s’instruire qu’en fréquentant les écoles du dimanche. Employé comme ouvrier dans une filature, il eut le bras pris dans un engrenage et dut subir l’amputation. Grâce à son intelligence, grâce surtout à une rare énergie de volonté, il acquit des connaissances suffisantes pour s’élever au-dessus de sa condition première. Au bout de quelques années, nous le trouvons agent d’assurances, puis employé dans l’administration des postes. Cependant le souvenir de ses souffrances et de celles de sa famille était resté profondément gravé dans son cœur ; il s’était juré de ne jamais pardonner à l’Angleterre. De bonne heure il se jeta dans les sociétés secrètes et dans les conspirations. Il devint l’un des adeptes et des agens du fenianisme. En 1870, il fut mêlé à une affaire de distribution clandestine d’armes. On le condamna à quinze ans de travaux forcés. Pendant la durée de sa détention, il se plaignit, non sans raison, paraît-il, des mauvais traitemens auxquels les détenus étaient soumis. Il y eut à cette occasion une interpellation dans la chambre des communes, et le régime des prisons fut modifié. Lorsqu’il eut subi la moitié de sa peine, on le mit en liberté provisoire. Dès cette époque, il avait la réputation d’un conspirateur émérite ; il était regardé comme une sorte de Blanqui irlandais. Les souffrances qu’il avait endurées, une maladie de cœur qui en était, disait-on, la conséquence, augmentaient son prestige. La première fois qu’il parut dans un meeting, après sa sortie de prison, il eut une syncope qui dura près de deux heures.

Il conçut, dit-on, le plan de la ligue agraire (Land League) pendant une visite qu’il fit à sa famille dans le comté de Mayo. Quoi qu’il en soit, c’est effectivement dans ce comté, à Irishtown, que se tint la première réunion. La ligue agraire avait une grande supériorité sur l’organisation feniane ; elle n’était pas obligée de rester à l’état de société secrète. La liberté d’association existe en