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joindre ; puis les Bescharis, petits, élégans, d’une délicatesse de formes qui rappelle la gazelle. Ils ont un regard farouche, indescriptible, que je n’ai vu qu’à eux. L’un d’eux a amené au bazar un petit mouton ; il me l’offre, et aussi de l’égorger séance tenante avec un coutelas qu’il tire de l’écharpe grise enroulée autour de son corps et de ses épaules, son unique vêtement. Le geste est féroce, rapide, plein de grâce, et quand je refuse énergiquement, il s’en va, tirant brutalement sa pauvre petite victime, mais avec la souplesse d’une panthère. Ces Bescharis, qui vivent toujours au désert, sont entre eux d’une sauvagerie extrême. Ils ont peur des blancs, ou même des Égyptiens civilisés et ne les attaquent jamais. Ils comprennent à peine L’arabe et ne viennent à Assouan que pour vendre des moutons ou acheter du blé. Nos affaires terminées, je vais attendre le départ sur la place publique qui domine le NiL Quelle jolie scène sous les grands sycomores ! Le gouverneur m’envoie des chaises et du café et je m’amuse à acheter encore. Les petits paniers pour quelques sous sont irrésistibles. Je n’ai encore vu nulle part des nègres de cette taille. L’ordonnance de Moustaffa Effendi, qui nous a suivi toute la matinée, portant nos acquisitions, a bien six pieds de haut. Il paraît que la moitié de son détachement de Soudanieh a la même taille, et j’en vois dans la foule de bien plus grands que lui. Jusqu’au dernier moment, la horde de vendeurs nous poursuit, même sur le pont du bateau, et le dernier cri que j’entends, lorsque nous quittons, hélas ! pour remettre le cap vers le nord, est : « Madame Nubia ! » hurlé par le petit marchand de ceintures. Nous n’avons que deux heures de navigation aujourd’hui. A cinq heures, comme le soleil baisse, le bateau s’arrête à une rive solitaire, couverte de ricins en fleur. Au-dessus de nous, ses fondations baignant dans le fleuve, un vaste pylône se dresse. Nous gravissons la berge. Un peu plus haut, à 20 mètres du bord, nous trouvons les sommets d’une ruine gigantesque. C’est le temple de Kom-Ombo disjoint, démantelé, l’image de la ruine la plus complète. Ses colonnes, — presque les plus grosses connues, — sont enterrées jusqu’à 8 ou 10 pieds de leurs magnifiques chapiteaux. Chaque année, le désert envahissant les recouvré davantage. Quelques-unes gisent dans le sable, égrenées en épaves. De colossales pierres, ou l’on distingue encore les noms de Cléopâtre et des Ptolémées, un magnifique fragment de corniche tombé du fronton du temple, sont là, épars à nos pieds. Le temple lui-même, moins élevé que sari péristyle qui dominait le Nil et plus1 exposé au désert, est tout à fait enterré. Nous pouvons grimper, avec quelque peine, car le sable est mouvant, sur le toit. Le Nil creuse chaque année les fondations-de l’énorme édifice. Le désert, de son côté, recouvre tout ce qui reste encore debout. Une ville antique et un bourg du moyen âge