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spéculateurs de la Bourse. Cette distinction de personnes une fois faite, la grande raison de l’impopularité de la ferme était l’impopularité même de quelques-uns des impôts qu’elle était chargée de recouvrer. Il y en avait deux notamment, — les Traites, ou douanes de province à province et l’impôt du sel, ou Gabelles, — dont la perception était étrangement vexatoire, parce que l’assiette en était mauvaise, la répartition bizarrement inégale, et la législation si confuse qu’à peine la ferme elle-même s’y pouvait retrouver. Mais si l’on ne peut pas demander aux haines populaires de diviser les responsabilités, et s’il est naturel, après tout, qu’elles s’en prennent de l’incohérence d’une loi mal faite ou de la rigueur d’une loi tyrannique aux agens dont le devoir est d’en poursuivre l’exécution, l’histoire, plus impartiale, ne peut cependant pas reprocher à la ferme générale d’avoir administré selon des principes qu’elle n’avait pas établis, et perçu par des moyens que lui imposait la nature des choses, des impôts qu’elle n’était pas maîtresse de supprimer, ou d’alléger, ou de modifier. Tout ce que l’on peut exiger d’elle, c’est que, servant d’intermédiaire entre l’état et les contribuables, elle ait essayé de ménager à la fois la situation des contribuables et l’intérêt de l’état, et l’histoire de l’impôt du tabac au XVIIIe siècle, telle que M. Delahante nous la raconte, prouve au moins que la ferme n’a pas toujours manqué à ce devoir. Après cela, nous ne nierons pas que tous les membres d’une compagnie ne soient solidaires des ans des autres et que, s’il y avait des fermiers-généraux honnêtes, il y en eut quelques-uns aussi de malhonnêtes et d’autant plus insolens. Mais il n’est pas moins vrai que, si l’on prend le soin d’y regarder plus attentivement, les fermiers-généraux ne semblent pas avoir été les traitans avides et cruels que l’histoire continue de nous représenter. Leur impopularité n’est pas tant du fait de leur avidité que de la nature même de leur rôle et du vice de leur situation. On pensera peut-être qu’ils l’ont assez chèrement payée pour qu’il y ait lieu tout au moins d’examiner de près jusqu’à quel point ils l’avaient vraiment méritée.

Si maintenant, sans aller jusqu’à récuser le témoignage de M. Delahante, on mettait cependant son désintéressement d’historien en doute, comme il est bien permis dans une question où c’est de sa propre famille et de lui, par conséquent, qu’il s’agit ; outre que nous sommes aujourd’hui bien loin de la ferme générale et que le ton toujours égal, jamais déclamatoire du narrateur n’autorise guère tant de défiance, il suffira d’un fait, si nous ne nous trompons, pour le justifier de tout excès de partialité. Lorsque, le 19 floréal an III, les fermiers-généraux, au nombre de vingt-huit, dont était Lavoisier, comparurent devant le tribunal révolutionnaire pour s’y entendre condamner à mort, on ne leur réclama pas moins, du chef de leurs