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comme un capital. Quant à la classe pauvre, le nombre de ceux qui sortent de son sein pour arriver à l’aisance n’est pas fait pour la désespérer. La part de la rétribution du travail s’est élevée partout plus que celle du capital. Combien défriches restent même en France attendant la culture ! Quelle marge pour nos efforts colonisateurs au dehors ! Nulle part on n’entrevoit le terme qui doit rendre inutile le concours d’un nouveau surcroît de forces applicables aux diverses branches de la production. Les carrières qu’ouvre de plus en plus le génie des sciences appliquées à l’industrie ne sont pas davantage près de se fermer. La pléthore d’hommes n’existe pas. C’est un épouvantail qui n’est bon qu’à paralyser toutes nos énergies. Cessons de prêcher une fausse prudence, combattons-la plutôt, elle tournerait contre nous-mêmes. Montrons des horizons plus étendus à cette sagesse casanière qui regarde les hommes comme des plantes condamnées à végéter sur le coin étroit de leur terre natale sous peine de périr. Ce serait un grand malheur pour la France si elle achevait de perdre confiance en elle-même et de ne plus croire à sa force d’expansion.

Nous ne saurions trop insister sur cette dernière conclusion fournie par les faits eux-mêmes en terminant cette étude ; elle donne un démenti aux affirmations et aux craintes dont certains économistes pessimistes se font les interprètes persistans. Les vivres et les divers moyens d’existence mis à notre portée ont dépassé sensiblement les accroissemens de population, réels pourtant et sur certains points considérables depuis un demi-siècle ; les salaires ont augmenté en même temps que le nombre des travailleurs. C’est juste le contraire des sombres prévisions qui semblaient, d’après les théories de Ricardo et de John Stuart Mill, regarder ce double résultat comme contradictoire et comme impossible. Agricoles et industrielles au degré le plus éminent, riches par le travail et par le capital, nos populations du Nord et du Nord-Ouest ont en définitive augmenté en nombre, et rien dans leur situation n’indique qu’il y ait lieu de ralentir leur accroissement. Nous avons vu à quel point et sous quelles formes nombreuses elles ont profité des progrès qui se sont accomplis dans la condition des hommes depuis 1789 ; elles ont assez de supériorités qui font d’elles des modèles à suivre pour ne pas les compromettre en quelque sorte en donnant au reste de la France, par une dépopulation qui serait un affaiblissement et une décadence, le plus regrettable des exemples.


HENRI BAUDRILLART.