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et lui dit : « Pardonnez-moi mon égarement ; j’ai été abusé par un esprit malin. Je confesse que je ne suis pas calife, que je suis Abou-Hassan, fils d’une mère que j’honore et que j’honorerai toute ma vie comme je le dois. » C’est à peu près ce qu’Ali-Kourschid, redevenu Basile Miltiade, écrivit un jour à sa mère Thérasie. Mais ce qu’il y a de plus beau dans son histoire, c’est qu’après avoir traité tour à tour les chrétiens de chiens impurs et les musulmans de porcs immondes, il se ravisa, il devint tolérant, il prit le parti de ne plus dire d’injures à personne, de respecter la foi des autres, la noire, la bleue, la verte et la jaune. Il fit la réflexion que si, dans son enfance, il avait appris et récité de belles prières arabes, c’était un peu pour être agréable à Zeïneb, que si plus tard il s’était décidé à rendre à la Panagia les hommages qui lui sont dus, c’était dans l’espoir d’avoir un bon déjeuner. Il parle avec quelque répugnance de ce qui se passe dans les harems de Constantinople ; mais il ne médit pas d’Allah, il a gardé un tendre souvenir de sa gouvernante Chatsé, il nous fait le portrait le plus attrapant de la noble et généreuse sultane Giulzadé. Il n’a pas rompu avec son passé. À peine eut-il achevé ses études, une vive curiosité et le goût qu’il avait conservé pour les quatre filles du pacha Karaosmanoglou lui inspirèrent le désir de revoir Magnésie. Son père adoptif était mort, ses sœurs étaient mariées, trois d’entre elles étaient mères. On n’avait eu garde de l’oublier, il fut traité comme un frère par Aitiké, par Nesphié, par Gioulsin, et leurs maris lui firent fête. Huit ans plus tard, passant à Salonique, il y retrouva son oncle Giakoub, qui le reçut comme un fils et ne se lassait pas de l’embrasser. — « Te rappelles-tu, homme aux yeux bleus, lui disait-il, le temps où tu me poursuivais, ton kandjar nu à la main, et où je me sauvais devant toi, feignant d’avoir peur ? — Oui, mon bon oncle, et aujourd’hui je vous en demande pardon. » Ils employèrent de longues hem es à se dire l’un à l’autre : T’en souvient-il ? C’est une des meilleures joies de la vie, la seule qu’on ne puisse nous ôter.

Basile Miltiade se félicite de n’être plus Turc ; il se console des grandeurs qu’il avait rêvées et qu’il a perdues par la pensée qu’en devenant Grec, il a appris une grande chose qui ne s’apprend ni dans les conaks ni dans les harems, à savoir qu’il y a des lois dans l’univers et qu’il y va de l’honneur d’un homme de n’obéir qu’à des lois. Il a raison d’appeler cela une invention grecque, c’est à la Grèce ancienne que nous la devons, et c’est la plus grande révolution qui se soit opérée dans le monde. Le Turc se flatte d’être le seul monothéiste conséquent, et site christianisme est pour lui un objet de mépris autant que de haine, c’est qu’il le considère comme un polythéisme mal déguisé. Croire à la trinité, croire à un Dieu dont le fils a revêtu un corps de chair, cette mythologie lui fait horreur ; Jupiter et ses métamorphoses, si on les lui racontait, ne lui inspireraient pas plus