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portes de Constantinople détruire jusqu’au dernier vestige du traité de Paris, et les Anglais, à l’heure qu’il est, sont seuls en Égypte. Les Italiens sont à Rome et les Allemands sont partout. Le monde a marché depuis les événemens qui ont préparé ce qui se passe aujourd’hui et que M. le comte d’Harcourt raconte avec droiture, avec sobriété, en les éclairant parfois de documens inédits, d’extraits de la correspondance de l’ancien ministre dont il a voulu relever la mémoire. Tout ce qu’on peut dire à l’honneur de M. Drouyn de Lhuys, c’est que, dans ce monde impérial où il s’était trouvé jeté par les circonstances, il a gardé une physionomie à part. Il avait une autre éducation, d’autres traditions, des habitudes libérales, le sentiment des intérêts permanens de la France, et au goût du pouvoir qui le ramenait au ministère, il alliait une certaine indépendance même sous un maître. C’était un homme d’un esprit aimable, cultivé et correct, qui, selon le mot de M. d’Harcourt, « représentait en matière de politique extérieure cet ensemble d’idées qu’une multitude d’hommes éminens se sont transmis l’un à l’autre et qui est l’œuvre du temps. » En d’autres termes, il représentait, ou se flattait de représenter, les traditions de la diplomatie française dans les conseils de l’empire. Malheureusement il ne pouvait rien sur un prince dont ses ministres ne savaient jamais le secret, et tandis qu’il se piquait de rester fidèle à ce qu’il croyait être la vraie politique française, l’empereur poursuivait de mystérieux desseins. Vainement M. Drouyn de Lhuys se faisait un peu complaisamment l’illusion qu’il pourrait retenir avec des concessions le dangereux rêveur couronné dont il était le ministre ; il cédait sans rien obtenir, et il se trouvait bientôt avoir servi sans le savoir une politique que sa raison désavouait, dont il voyait les périls. Il en était quitte alors pour s’arrêter en donnant sa démission, chose déjà assez rare sous un régime où l’on ne donnait guère sa démission.

Deux fois, à onze ans d’intervalle et dans des circonstances décisives qui ont eu assurément une influence grave sur la marche des événemens, sur la politique européenne tout entière, M. Drouyn de Lhuys s’était senti poussé à bout et faisait acte d’indépendance en quittant le ministère. La première fois, c’était au printemps de 1855, à l’occasion des négociations de paix engagées pendant la guerre de Crimée, lorsque la France et l’Angleterre avaient déjà réussi à lier l’Autriche à leur cause. La situation était des plus compliquées. Le ministre français s’était rendu à Vienne, en apparence pour débattre les conditions de la paix avec la Russie, en réalité pour essayer d’enchaîner plus étroitement l’Autriche, pour nouer avec elle, s’il se pouvait, une alliance intime et permanente. Il ne l’avait pas caché ; il l’avait dit à Napoléon III, il le disait dans une audience privée à l’empereur François-Joseph. Napoléon III n’avait pas découragé son ministre ;