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du monde. Sous couleur de se recueillir en Europe, où cependant je viens de montrer qu’elle était bien éloignée de rester inerte, elle est devenue avec une rapidité foudroyante la maîtresse de l’Asie centrale, montrant à l’Angleterre encore toute glorieuse de la guerre de la Crimée que, pour échapper à ses prises, il ne suffisait pas de garder le Bosphore, il fallait encore veiller sur l’Afghanistan. Faire ici le tableau des conquêtes de la Russie dans l’Asie centrale m’entraînerait trop loin. La domination russe s’était implantée dans le Turkestan par la soumission des Kirghiz sous Nicolas Ier, et la chute de leur khan Khamizof en 1844. Mais l’œuvre était à peine ébauchée, lorsque les généraux d’Alexandre II l’ont reprise avec cette hardiesse aventureuse qui leur a moins bien réussi plus tard dans la guerre européenne. Le Khokand, le khanat de Khiva, Bouthara ont été successivement soumis ; Samarcande est devenue une ville russe ; la civilisation moderne, portée par les armées moscovites, a pénétré dans ces contrées presque fabuleuses, où tant d’autres civilisations avaient jadis brillé, mais que la barbarie avait complètement envahies depuis. À l’heure qu’il est, la paix commence à régner sur des provinces dévastées et déshonorées depuis des siècles par le fanatisme musulman, par les guerres intestines entre les khans, par le brigandage, par le trafic des esclaves, par toutes les horreurs d’une épouvantable anarchie. La Russie y apporte un régime plus équitable, plus humain. Ainsi qu’on l’ajustement remarqué, en retrouvant sur les bords de l’Oxus et de l’Iaxarte les traces d’Alexandre le Grand, elle y accomplit la revanche de la race iranienne contre les peuples touraniens qui se sont emparés avec Gengis Khan de la Bactriane semi-grecque et qui y ont ruiné les antiques colonies macédoniennes. Elle colonise après avoir conquis. « Toutes ces entreprises, dit M. Cucheval-Clarigny, profiteront à la civilisation en même temps qu’elles consolideront la puissance russe ; mais la force principale de celle-ci est dans les qualités qui font du soldat russe le plus admirable instrument de conquête et de colonisation. Docile autant que brave, facile à contenter, supportant sans se plaindre toutes les fatigues et toutes les privations, prêt à tout, le soldat russe construit les routes, déblaie les canaux et rétablit les digues antiques ; il fabrique les briques dont il bâtit ensuite les murailles des forts et des casernes qu’il doit habiter ; il confectionne ses cartouches et ses projectiles ; il est maçon, fondeur ou charpentier suivant le besoin de l’heure présente, et le lendemain du jour où il sera congédié, il conduira avec bonheur la charrue. Avec de tels instrumens à sa disposition, la puissance russe ne reculera jamais ; il lui suffit de quelques années pour rendre définitive la conquête de toute terre où elle a pris pied[1]. »

  1. Voyez, dans la Revue du 15 mai 1877, la remarquable étude de M. Cucheval-Clarigny sur la Politique russe en Asie.