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d’en assurer le triomphe. On accuse M. Waddington d’être sorti de l’attitude réservée qui convenait à la France, parce qu’il a pris en main au congrès de Berlin la cause des Grecs et des Roumains. Que faut-il donc penser de M. le duc Decazes qui a signé le mémorandum de Berlin contre la Turquie, tandis que l’Angleterre refusait sa signature, et que les autres puissances ne la donnaient que par complaisance ? Que faut-il penser surtout de M. de Chaudordy se constituant le leader de la conférence de Constantinople, préparant et défendant toutes les propositions qu’elle a adoptées, rédigeant et proclamant le fameux programme de réformes que la Turquie ne pouvait accepter à aucun prix, et qui devait conduire fatalement à la guerre ? Toutes les prétentions de la Russie ont trouvé en lui un champion tellement chaud, tellement dévoué, que le général Ignatief a pu se taire, à la conférence de Constantinople, heureux d’avoir un porte-voix aussi docile et aussi retentissant.

On méconnaît le rôle joué par la France dans les événemens qui ont précédé la guerre turco-russe, lorsqu’on parle de la prétendue inaction de la politique française jusqu’au congrès de Berlin. Le fait est que, depuis 1871, la politique de la France n’a jamais été aussi active qu’elle l’était à cette époque. La manière éclatante dont nous nous étions relevés en quelques années, dont nous avions refait nos finances, dont nous avions, sinon réorganisé notre armée, au moins restauré notre matériel militaire et couvert nos frontières d’une ligne continue de fortifications, avait excité autour de nous de grandes jalousies, de profondes méfiances. L’Allemagne, étonnée de nous voir si pleins de force et de vie, commençait à craindre de n’avoir pas assez abusé de sa victoire. Dans l’éblouissement de ce rapide redressement de la France qui se soulevait sur ses membres blessés et recommençait à marcher comme avant la lutte, chacun se demandait si le Dieu de la guerre s’était aussi nettement prononcé contre elle qu’on avait pu le croire, si les dos de fer du destin nous avaient condamnés aussi définitivement qu’on se l’était imaginé. Situation des plus graves, qui nous exposait aux plus terribles dangers ! À coup sûr, une prudence même excessive, un recueillement même exagéré se fussent compris en de pareilles circonstances. Mais les hommes d’état d’alors n’étaient pas plus que que M. Thiers, pas plus que le prince Gortchakof, convaincus que le suicide est le seul moyen d’éviter les aventures. Je n’ai point à juger la conduite qu’ils ont suivie : il me suffit de montrer qu’elle ne ressemble en rien à celle qu’on leur prête, et que, bonne ou mauvaise, elle n’inspirait pas des terreurs pusillanimes dont on voudrait faire le dernier mot de leur sagesse. Ce qu’on a appelé spirituellement la politique des Danichef triomphait en France. La Russie était étonnamment populaire ; on la louait dans les livres ;